Un succès pas si anormal

Depuis le 14 septembre, date de sa parution en librairie, L’Anomalie s’est vendu en France à plus de 864.000 exemplaires (selon les données d’Edistat), ce qui en fait le livre le plus vendu de l’année, devant L’énigme de la chambre 622 de Joël Dicker ou La vie secrète des écrivains. Non seulement. Mais encore, le deuxième Goncourt le plus vendu de l’histoire après L’Amant de Marguerite Duras, comme on a pu le lire fin février ? Rien n’est moins sûr en l’absence de chiffres réels. Et comme le rappelle le site Actualitté, ce serait faire offense à l’histoire que d’oublier L’épervier de Maheux, de Jean Carrière, qui s’est écoulé à plus de deux millions d’exemplaires en grand format en 1972, alors qu’on cite aussi des chiffres de 5 millions d’exemplaires vendus pour Malraux et la Condition humaine, tous formats confondus. Toujours est-il que le premier roman publié chez Gallimard de Le Tellier, transféré comme Delphine De Vigan de chez Jean-Claude Lattès, connaît un démarrage fulgurant. L’effet Goncourt Mécaniquement, les livres primés par le plus prestigieux des prix littéraires de l’automne rencontrent un large public, constat qui se répète d’année en année, avec néanmoins une très forte tendance à la baisse ces dernières années. S’il n’est pas le mieux doté des prix littéraires, avec une récompense de 10 euros, il offre à son vainqueur la notoriété et la promesse de grosses ventes. Selon l’institut GFK, la moyenne des ventes entre 2017 et 2019 pour un Goncourt est de 320.000 exemplaires. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, de Jean-Paul Dubois, éditions de l’Olivier, prix Goncourt 2019, a été tiré à 380.000 exemplaires. Il n’est évidemment pas innocent que les jurés du prix aient décidé de reporter la date de la proclamation du vainqueur de l’année, alors que les librairies étaient encore en partie considérées comme des commerces non essentiels. En attendant leur réouverture, ils ont aussi voulu signifier à quel point le Goncourt est primordial à la survie des librairies, comme une bouffée d’oxygène. L’effet covid Les libraires en ont fait le constat, en France comme en Belgique : alors qu’ils s’attendaient à boire la tasse après plusieurs mois de fermeture, le bilan de l’année 2020 est bien moins négatif qu’annoncé pour le monde du livre. Alors que les cinémas, les salles de concert et les théâtres ont dû garder portes closes, nombreux sont ceux qui ont retrouvé le goût de la lecture à la faveur du confinement. Pour Brigitte de Meeûs, directrice de la librairie Tropismes à Bruxelles, il ne faut pas chercher plus loin l’engouement suscité par L’anomalie, en France. Sans pouvoir l’acter dans sa librairie, où elle note un succès moindre que celui rencontré par le Goncourt 2019 de Jean-Paul Dubois. « Les avis sont d’ailleurs assez tranchés, entre ceux qui détestent, attendant autre chose d’un Goncourt chez Gallimard, et des lecteurs qui apprécient l’aspect science-fiction. Je ne crois pas que le livre ait créé quelque chose de majeur », appuie-t-elle. « Et contrairement à Dubois, même si Le Tellier a une œuvre, il n’a pas un lectorat installé. Le contexte éditorial est beaucoup moins bon pour lui. » Observateur du monde littéraire et fin connaisseur de romans, ancien membre du jury Goncourt, Bernard Pivot s’en tient à la même explication : « Je pense que les événements ont beaucoup joué », nous explique-t-il, « il y a les difficultés de l ’époque, avec la fermeture des librairies, puis le plaisir retrouvé des livres, mais aussi un repli sur la lecture, lié à la fermeture des théâtres, des cinémas. L’attention des lecteurs s’est portée sur le prix Goncourt, vu comme une valeur refuge », tombé à point nommé pour pouvoir figurer au pied du sapins comme cadeau de fin d’année. Hervé Le Tellier, mathématicien de formation, a fait les comptes lui-même : « les livres ont été extrêmement offerts à Noël, ce qui fait que d’un Goncourt à 300 ou 400.000 exemplaires, on passe à un Goncourt de 800.000 ». L’effet Netflix Hervé Le Tellier n’y avait pas encore apporté la dernière main, en mars dernier, que l’adaptation en série de L’anomalie se négociait déjà. Empruntant sa trame à la science-fiction, et reprenant à son compte une série d’éléments de la pop-culture, le roman semble à même de séduire un public plus jeune, qui en maîtrise les codes. Membre du jury du Choix du Goncourt belge, étudiante à l’université de Gand, Anna Jacobs résume : « une des raisons pour laquelle tant de monde a envie de le lire, c’est qu’on y trouve de tout, pour tout le monde. On y retrouve pas mal d’ingrédients des séries style Netflix, dans un équilibre remarquable entre l’humour, le côté « pop » et les questions d’ordre philosophique ». L’intrigue, qui tourne autour d’un mystère aéronautique, est aussi de celle qui alimente aussi bien l’imagination (on pense à la série Lost) que la chronique, dans la presse ou à la télévision, à l’exemple du vol 370 de la Malaysia Airlines, dont la disparition n’a toujours pas été élucidée. Comme le note Philosophie Magazine : « Objet de fascination mais aussi de terreur dès que les choses tournent mal, les avions présentent un potentiel littéraire qui avait été encore trop peu exploité jusqu’ici (malgré les beaux Vol de nuit de Saint-Exupéry, ou L’Équipage de Joseph Kessel). » L’effet « Monde de Sophie » Du nom de livre de Jostein Gaarder, paru en 1995, et qui, sur une trame romanesque, brassait réflexions métaphysiques et philosophiques. De la même manière, L’Anomalie apparaît comme une « réflexion sur le devenir du monde, avec plusieurs degrés de lecture », résume Baptiste Boulier, étudiant à la Haute-Ecole de la Ville de Liège. En plus du thème de la dualité – et de l’attitude qu’on pourrait avoir face à son double –, le livre s’appuie sur une interrogation sur l’existence du monde réel en convoquant Descartes, Nietzsche ou Platon. Y a-t-il une pertinence à « vouloir à tout prix vivre dans un monde réel ? » ou « puisque tout est illusion, et qu’il n’existe aucune chose en soi derrière les phénomènes, est-il vraiment si grave d’imaginer que nous ne serions que des créatures virtuelles ? », comme l’a écrit Philosophie Magazine dans un article paru en février dernier. Baptiste Boulier, qui fait aussi partie du jury du « Goncourt belge », abonde en ce sens : « dans les nombreux sujets qu’il aborde, en filigranes la plupart du temps, le livre est très intelligent et apporte un point de vue intéressant sur l’homosexualité, sur les religions ou le succès. » En bref, « il y en a pour tous les goûts, lecteur occasionnel ou plus exigeant ».

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