À Schaerbeek, le combat pour la préservation d’une friche met au défi la démocratie urbaine

Arthur SenteLa période est décisive pour l’avenir de la friche Josaphat, cette longue bande de terre (en forme de poire) de 24 hectares qui s’est réensauvagé sur le site de l’ancienne gare de triage de Schaerbeek-Evere. «D’ici fin avril», dixit le cabinet du ministre-président socialiste Rudi Vervoort, la deuxième mouture du projet de Plan d’Aménagement Directeur (PAD) Josaphat passera en principe sur la table du gouvernement bruxellois avant d’être soumise à l’opinion dans le cadre d’une nouvelle enquête publique. S’il finit par être approuvé, ce texte coulera dans le béton la vision que la Région s’efforce d’ébaucher depuis près d’une décennie afin de transformer le site en nouveau quartier. Une gageure, alors qu’une première version du projet, tablant sur l’implantation de 1.600 logements sur site, s’était heurtée à un tir de barrage citoyen lors d’une première enquête publique – camouflet conforté en 2020 par un avis cinglant de la Commission Régionale de Développement, forçant le gouvernement à revoir sa copie. [scald=27970581:sdl_editor_representation]Dans l’attente, opposants de la première comme de la dernière heure aiguisent leurs couteaux. Alors que le MR s’est récemment mis en tête de combattre sur les plates-bandes des écologistes en proposant de créer une réserve naturelle sur le site, des membres du comité Sauvons la Friche, pionniers de la lutte pour la sauvegarde de la biodiversité présente sur place, ont ouvert une brèche en s’invitant la semaine dernière au parlement bruxellois pour débattre du sujet avec les députés. Leur pétition pour la préservation des lieux était préalablement parvenue à obtenir 15.000 signatures. Pas «un» mais «des» plans B Mais encore plus révélatrice de l’émulation générée par l’avenir de la friche est la multiplication des plans alternatifs plus ou moins détaillés que des citoyens engagés et des associations ont posés sur la table des autorités au cours des derniers mois. Natagora, le Bral et d’autres ASBL ont ainsi ouvert le bal en décembre en jetant dans la bataille leur «Plan B Josaphat» misant sur une urbanisation partielle de la friche, concentrée sur sa partie déjà bétonnée – contrepartie d’une préservation maximaliste sur sa partie encore végétalisée. Depuis, d’autres ébauches ont suivi, comme le «Plan Bee» de l’urbaniste Jolein Bergers (KU Leuven), faisant le pari d’un développement de la friche respectueux de la population d’abeilles sauvages qui y a élu domicile.[scald=27974242:sdl_editor_representation]Parmi tous ces plans, celui conçu par les architectes Jeroen Beerten et Karel Bruyland est certainement celui qui est parvenu à capter le plus d’attention. Baptisé «I Love Josaphat», il est le fruit d’un échange entre voisins qui a bien tourné, nous expliquent les deux intéressés. «Tout a commencé lorsque l’on a découvert l’existence d’un appel d’offres pour la construction d’une école sur le petit parc qui se trouve derrière notre immeuble et qui devrait être amené à disparaître» nous expliquent ces derniers. «On a alors réalisé que ce projet faisait partie du PAD Josaphat, qui intègre notre parc dans son périmètre. C’est comme ça qu’on a commencé à étudier le projet et à s’intéresser à ce qui allait se passer dans notre quartier. Comme on est tous les deux architectes, on a lu tous les plans et on a essayé de mettre sur papier notre vision de ce que serait un PAD Josaphat idéal. Comme on n’avait rien à faire durant les congés de Noël, puisqu’on ne pouvait pas voyager, on a travaillé pendant toutes les vacances sur le projet.» [scald=27970582:sdl_editor_representation]La grande particularité de ce projet, c’est que les deux architectes se sont mis au défi d’établir une vision qui préserverait au maximum la nature tout en tâchant de coller au mieux aux ambitions régionales en matière de création de logement. En proposant une réduction de 15% des nouveaux logements sur le site Josaphat, soit la réalisation de 1.350 logements répartis autrement sur l’espace, ils ont calculé que l’on pourrait aisément préserver la partie encore vierge de la friche. En complément, les auteurs ont mené une étude minutieuse des possibilités de construction ou de reconversion dans les environs. En élargissant un peu le périmètre du PAD et en densifiant prioritairement sur les axes bordant le site Josaphat (notamment le boulevard Léopold III), on pourrait ainsi créer jusqu’à 1.550 nouveaux logements supplémentaires dans la zone, concluent-ils, en proposant en quelque sorte une voie médiane en conservation et développement. Réaliste? «Notre première intention, ce n’était pas forcément de faire un plan réalisable à 100%, comme l’aurait fait bureau d’études, mais bien de stimuler un débat qui selon nous un peu trop polarisé avec d’un côté les comités de riverains et les naturalistes, et de l’autre le gouvernement qui souhaite un développement de la friche,» répond Jeroen Beerten. «On a essayé de se positionner de manière objective et de prendre le meilleur de toutes les idées, en se demandant s’il était possible de faire un plan qui préserverait à la fois les espaces ouverts pour les générations futures mais qui articulerait aussi cela avec une véritable création de logements.» [scald=27970583:sdl_editor_representation]«La même boussole»? Mais Jeroen Beerten et Karel Bruyland ne se sont pas limités à dessiner leur plan. Au cours des dernières semaines, ils s’en sont aussi fait les promoteurs, avec le soutien de Natagora, du Bral et de comités citoyens. Des réunions ont ainsi été sollicitées avec des membres du cabinet de Rudi Vervoort (qui détient la compétence sur l’aménagement du territoire) ainsi que des représentants de perspective.brussels et de la Société d’Aménagement Urbain, administrations respectivement en charge de la planification et du développement immobilier public en Région bruxelloise. D’autres ministres bruxellois ont également eu droit à leur présentation. [scald=27974240:sdl_editor_representation]Des arguments qui ont fait mouche auprès des principaux intéressés? Au cabinet de Rudi Vervoort, on salue pour l’heure l’instauration d’un «dialogue constructif» sur le sujet. «Nous avons apprécié la dynamique constructive avec laquelle ce comité travaille. Nous notons qu’il ne remet pas en question l’opportunité d’urbaniser harmonieusement et raisonnablement ce site», nous y fait-on savoir. «Et nous avons entendu la volonté d’élargir l’espace public sur la partie du site en friche et d’accorder une attention particulière à la biodiversité. Cela se retrouvera dans les évolutions du plan, aux côtés d’une proposition urbaine qualitative et mixte.» «Faites-nous confiance, nous vous avons entendus,» c’est également le mot d’ordre de Tom Sanders, directeur de la Stratégie territoriale chez perspective.brussels (et à ce titre le «Monsieur PAD» de la Région bruxelloise). Si ce dernier ne considère pas toutes les idées mises sur la table comme réalistes ou désirables, il réaffirme en effet que le projet régional comportera plusieurs éléments communs avec les propositions alternatives susmentionnées. «Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est qu’on a quelque part la même boussole que ces personnes. Et on a bien acté ce qui a été dit au cours de la première enquête publique, à savoir qu’il fallait moins de densité, plus d’espace vert, une attention accrue sur la question de la biodiversité et un point sur la mobilité.» Intégrer la participation plus tôt La dynamique collective semble en tout cas avoir suscité beaucoup d’espoir parmi les défenseurs du site. Trop d’espoir? A Natagora, où l’on a accompagné avec enthousiasme le foisonnement d’idée de ces derniers mois, la conclusion qui s’annonce n’en est pas moins amère. «On a confiance dans le fait que nos remarques vont être intégrées mais le problème, c’est que la Région travaille sur un vieux plan qu’elle va recycler et qu’elle ne repart pas de zéro, sans doute parce que beaucoup d’argent public a déjà été investi» souligne Amandine Tiberghien, chargée de mission au sein de l’ASBL. «D’un côté, on voit que l’on nous accorde des rendez-vous mais de l’autre, on sait aussi que les marchés publics prévus sur la zone suivent leur cours». De fait, la Région n’a pas souhaité attendre qu’un plan de développement soit définitivement acté pour lancer plusieurs procédures en vue de désigner les promoteurs qui auront le droit d’aménager la friche et d’y construire du logement. [scald=27974241:sdl_editor_representation]L’intégration de la participation citoyenne, pour ce projet comme pour d’autres, serait-elle arrivée trop tardivement? C’est aussi la conclusion que dresse le maître-architecte de la Région bruxelloise Kristiaan Borret, qui a également vu passer sous ses yeux tous ces plans alternatifs. Pour ce dernier, l’exemple pousse effectivement à réfléchir plus rigoureusement sur la place de cette participation. «On voit qu’à Bruxelles, il y a une multitude de nouveaux agents qui participent à la construction de la ville, avec une sorte de savoir-faire qui se développe également au sein de la société civile» observe-t-il. «Le prochain chantier, ce sera de réorganiser le système de la fabrication de la ville de sorte à ce que ce savoir-faire puisse être valorisé. La grande question, c’est comment le faire? Les réponses ne sont pas évidentes, mais ce qui est sûr, c’est que la participation doit se faire beaucoup plus en amont qu’elle ne se fait actuellement, en portant sur les enjeux, les questions clés, la définition de la mission pour les architectes, urbanistes, etc» poursuit le maître-architecte. À l’avenir, suggère-t-il, il faudrait notamment recourir aux concours dès l’entame des premières réflexions sur les grands projets afin de stimuler ces échanges. «En bref, la participation devrait se faire plus en amont et porter sur la définition des questions à poser », en opposition au schéma actuel qui vise surtout à se prononcer sur des réponses déjà formulées. Un avis que semblent partager nos deux architectes fous de la friche. «Actuellement, le gouvernement fait des plans qu’il présente lors d’enquêtes publiques, mais à nos yeux ce n’est pas cela la participation. Pour nous, la participation repose sur un aller et retour d’idées entre gouvernement et citadins. Il est dommage que ce ne soit pas le cas actuellement », concluent Jeroen Beerten et Karel Bruyland, pour qui parvenir à stimuler le débat constituerait déjà une victoire en soi dans une séquence aussi critique. «Il faut vraiment comprendre que ce n’est pas un projet comme les autres, car la friche est vraiment le dernier espace vacant de cette taille à Bruxelles. Il faut très bien réfléchir à ce qu’on en fait, car une chance comme celle-là, il n’y en a qu’une. Si on la gaspille, c’est perdu pour toujours.»

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