Philippe Gilbert, l’envie d’avoir envie

L’éloge de la patience et de la persévérance grandit au gré du temps qui file. Tel Roger Federer (39 ans) incapable de ranger sa raquette, quitte à se faire rosser par un gamin, Philippe Gilbert (38 ans) ne peut imaginer une seconde sa vie sans le cyclisme, un sport qui lui a beaucoup donné, un sport à qui il a énormément rendu. Un sport où la souffrance est pourtant ultime, ce qui peut parfois justifier qu’on en devienne… dépendant. « Quand je reprends l’entraînement en novembre, que je recommence tout à zéro, que je vois ma condition s’améliorer au fil des semaines, je suis heureux. » Et cela se voit sur son visage buriné par l’effort et le temps, sur ses jambes dont on peut deviner l’âge en y inspectant les cicatrices. Celles qui fendent le genou gauche auraient incité beaucoup à rendre les armes. Elles évoquent l’effroi. Cette chute violente dans le ravin du Portet d’Aspet, de sinistre mémoire à tout jamais dans l’histoire du cyclisme depuis la mort de Fabio Casartelli en 1995. 23 ans plus tard, ce 24 juillet 2018, à l’heure où les commentateurs évoquaient la mémoire de l’Italien, le parapet aux pierres acérées envoya valdinguer l’homme qui ouvrait la route. Car ce jour-là, l’Ardennais était en tête de la course, pour soulager la quête de son ami Julian Alaphilippe, maillot à pois à défendre sur les épaules. Cette étape très particulière dans la chaleur suffocante qui asséchait les gosiers depuis Carcassonne avait été neutralisée parce que des agriculteurs de l’Ariège avaient manifesté un courroux, dur, haineux, au point de balancer des gaz lacrymogènes sur un peloton hébété. Christian Prudhomme le compare au soldat inconnu Christian Prudhomme, le patron du Tour, a vécu cette journée particulière de près, forcément. « C’est un souvenir très précis, des images que je n’oublierai jamais. L’annonce à la radio de la chute de Philippe, son retour dans la course, son incroyable volonté à vouloir à tout prix terminer, le visage radieux de son équipier Alaphilippe sur le podium avant que Philippe arrive, bien plus tard. Nous lui avions préparé le prix de la combativité, le bas de sa jambe n’était que sang. On le sentait faiblir au fil des minutes qui passaient. Et je n’ai pas été surpris d’entendre qu’il était resté longtemps au camion médical pour y passer des radios. J’y suis allé. L’homme souffrait terriblement et il a réussi à me dire : merci ! Ce jour-là, j’ai définitivement adoubé ce champion hors norme, que je compare depuis au soldat inconnu, un guerrier qui donne tout au prix de sa vie ou presque. » Pour preuve, il remporte Paris-Roubaix l’année suivante, la course la plus délicate pour le corps. Un exploit que l’on doit situer au-dessus des autres, même du Tour des Flandres. Son quatrième « monument », son premier pavé hissé sur le podium d’un vélodrome bourré comme un œuf de Pâques. Cette victoire symbolisa… la vieillesse triomphante, lors d’une journée où un certain Wout van Aert mesura que l’expérience n’était pas un vain mot entre Compiègne et Roubaix. Chutes, dérailleur défaillant, l’Anversois dégusta plus de poussière et de cailloux que les autres mais il dira cette phrase : « Je reviendrai plus fort, car j’en connaîtrai tous les pièges. Quand je vois que Gilbert, qui a tout gagné, peut encore le faire à 36 ans (son âge à l’époque), j’ai de la marge ! » L’un des trois favoris de Milan-Sanremo l’a répété à deux reprises, cette semaine, au travers des interviews accordées à la presse belge pendant Tirreno-Adriatico. Ses propos traduisaient le respect, l’admiration. Tant pour l’homme que le sportif. « C’est réciproque », dit Philippe Gilbert. « Cela a cliqué tout de suite entre nous. Wout est un garçon posé, lucide, poli et respectueux et bien sûr bourré de talent, je lui souhaite bien entendu moi aussi de gagner samedi. » cumul d’infortunes L’année 2019, celle de la victoire à Roubaix, de deux succès retentissants à la Vuelta qui annonçaient pratiquement un deuxième maillot arc-en-ciel clef sur porte pour le Liégeois aura été particulière. Marquée donc par un nouveau coup de malchance, dans le Yorkshire. Une chute sous la pluie diluvienne, des espoirs envolés sur le bitume sombre qui reçut les larmes de désespoir et de déception. Privé de Tour de France parce qu’il n’avait pas accepté le contrat insuffisant, en termes de longévité, que lui proposait Patrick Lefevere, Gilbert prit sur lui. Il prit aussi le jeune Remco Evenepoel sur ses épaules pour l’emmener à l’Ionica Adriatica Race où l’Ardennais se mua en équipier de luxe pour aider le louveteau à s’imposer lors de la troisième étape. Jamais le Brabançon n’oublia, au point d’attendre son aîné détruit par la souffrance et la détresse à Harrogate où Evenepoel abandonna toutes ses chances de revendiquer une éventuelle médaille. Depuis ce mois de septembre 2019, la roue n’a tourné que dans un sens en défaveur du Remoucastrien. À l’envers. Une nouvelle chute lors de la première étape du Tour à Nice sur le même genou que celui abîmé dans le Portet d’Aspet, une nouvelle fois sur une route trempée reporta des ambitions désuètes, au point d’accélérer inutilement une rééducation qui s’avéra peine perdue (abandon au matin de la troisième étape du BinckBank Tour). Le cumul de ces infortunes, cette roue unilatéralement tournée dans la même direction auraient découragé le plus stakhanoviste. Pas lui. modèle pour les jeunes Qu’est-ce qui le fait donc courir ? La passion. L’amour exclusif pour son sport et la transmission de cette attirance fusionnelle à ses cadets. Evenepoel, Van Aert, Alaphilippe sont intarissables d’éloges à son sujet. Chez Lotto, les jeunes Oldani et Vermeersch goûtent ses paroles et ses conseils. Les jeunes adversaires en viendraient même à devenir des alliés de circonstance pour accompagner le Liégeois vers la victoire, samedi. Le soldat inconnu ne rendra les armes que lors de sa dernière course en octobre 2022, l’année de ses 40 ans. S’il revendiquait le contrat de trois ans accordé chez Lotto-Soudal par John Lelangue, il n’aspirait pas à s’enrichir. L’aspect financier n’est plus une priorité dans son destin. Le défi sportif, seul, à cheval sur un orgueil d’Ardennais têtu, anime son quotidien, quitte à se faire marcher dessus, baïonnette à la main et casque sur la tête. Comme les « Poilus » dans les tranchées, Philippe Gilbert ne renonce jamais. Il épinglera ce samedi matin, à Milan, son 17e dossard au départ de la Primavera. Ce chiffre suffit à situer sa passion, son obstination, cet espoir, pourtant infime, de gagner. Samedi soir, en rentrant chez lui embrasser ses trois enfants, dont la petite dernière, Valentine, il se concentrera déjà sur la course suivante, le Grand Prix de l’E3 à Harelbeke. « Je ne l’ai jamais gagnée non plus, tiens, celle-là », sourit-il. Elle ne possède pas le prestige séculaire de la Primavera mais qu’importe, dans le langage de Gilbert, la hiérarchie n’a pas d’importance. L’envie et seulement l’envie d’avoir envie.

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