Caricatures: «Un dessin, c’est une idée, ça ne blesse pas, ça donne à réfléchir»

Il vous arrive de dialoguer avec vos amis caricaturistes disparus, Cabu, Charb, Tignous ? Ils n’ont jamais quitté la rédaction. Je le sens comme un devoir de mémoire envers leur travail. Dans le monde actuel, certaines choses ont vrillé, se sont encore durcies depuis 2015. Dans un coin de ma tête, je me demande ce qu’ils auraient fait, ce qu’ils en auraient pensé. Nombre de leurs questionnements restent d’une profonde actualité aujourd’hui, notamment pour ce qui concerne la liberté de conscience. En décembre dernier, à l’issue du procès des complices des attentats de 2015, vous avez déclaré que « Dans la société, il y a des gens qui baissent leur froc ». C’est ce qui s’est passé après la décapitation de Samuel Paty, le professeur d’histoire qui avait montré des caricatures de Mahomet parues dans « Charlie Hebdo » dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression ? Il y a eu trois attentats pendant le procès, contre les anciens locaux de Charlie, contre Samuel Paty et à la basilique de Nice. Samuel Paty faisait simplement son métier en donnant un cours d’éducation civique. Et là encore, on a entendu comme après les attentats de 2015 : « Il l’a bien cherché ». Il ne s’en prenait pourtant pas à une idéologie quelconque. Il a été décapité pour avoir fait son travail. C’est d’une violence abyssale. On continue de trouver des gens qui cherchent des excuses, des justifications à l’expression violente de l’idéologie islamiste. Des intellectuels ont osé dire que « l’humour ne saurait avoir l’excuse de la haine ». Mais qui parle de haine ? Nous vivons dans une société qui protège les croyants comme les non-croyants. La liberté de conscience, c’est aussi la liberté de critiquer. C’est ce droit que nous défendons à Charlie. Quand la romancière Virginie Despentes écrit qu’elle a aimé les frères Kouachi, c’est incroyable de penser ça et de l’écrire dans une tribune. Comment peut-on aimer des gens qui ont tiré sur des dessinateurs drôles, admirables, talentueux ? D’autres comme Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, ont parlé de « l’enfance misérable des frères Kouachi ». Mustapha Ourrad, le correcteur de Charlie Hebdo assassiné en 2015, avait été orphelin très tôt. Il avait grandi en Kabylie et travaillé dans une bibliothèque, où il s’était ouvert à la littérature française, à Baudelaire en particulier. À partir de là, il a eu envie de vivre dans le pays de ses auteurs favoris. La misère ne peut justifier en aucune manière le terrorisme, ni le fait d’adhérer à une idéologie extrémiste. Beaucoup de musulmans sont sincèrement républicains. C’est une réalité qu’on oublie dans la bouillie ambiante des réseaux sociaux, où chacun se prend pour un expert de tout, avec le bon côté de la libération de la parole et certaines dérives terribles de violence, de censure… Ce qui se dégage de tout ça, c’est qu’il faut être bien-pensant, ne « blesser » personne. Mais un dessin, c’est une idée : ça ne blesse pas, ça donne à réfléchir, ça pique parfois. Nous ne sommes pas obligés d’être d’accord avec tout le monde, c’est même ce qui fait la richesse du débat ! Il est sain de se construire en fonction de choses qui ne nous plaisent pas. « Charlie » caricature toutes les formes d’extrémismes religieux, idéologiques, politiques. Les derniers sondages pour la prochaine présidentielle française donnent Marine Le Pen au coude à coude avec Emmanuel Macron. La France ne serait plus « Charlie » ? Marine Le Pen se frotte les mains. C’est une vraie tragédie. On va transpirer à grosses gouttes, comme en 2017, quand viendra l’heure du face-à-face entre Le Pen et Macron. Entre-temps, il faut continuer à lutter contre l’extrémisme sous toutes ses formes et Le Pen en fait partie. Le racisme est à combattre, d’où qu’il vienne. Charlie avait essayé de faire interdire le Front National à travers une pétition, il y a quelques années. La France arrive peu à peu au bout de l’opposition traditionnelle entre gauche et droite. Modestement, Charlie continuera de caricaturer Marine Le Pen pour faire en sorte qu’elle n’arrive pas au pouvoir et si cela devait arriver, nous n’en porterons pas la responsabilité. En 2017, dans le débat télévisé face à Macron, elle avait montré ses points faibles. Mais à côté de Marine Le Pen, d’autres comme le polémiste Eric Zemmour soutiennent les mêmes théories xénophobes du « grand remplacement ». Il faut les combattre dans le débat public et j’espère que la France passera entre les gouttes…

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