Guy Haarscher: «Evitons de stériliser la controverse intellectuelle»

Guy Haarscher est philosophe. Il met en garde contre la « mauvaise science ». Vous avez enseigné autrefois aux Etats-Unis, d’où vient le mouvement woke. Quel regard jetez-vous sur son arrivée en Europe ? Les idées « woke » se répandent aussi dans nos universités, mais moins vite. Le mot « woke » (« être éveillé » face aux discriminations) évoque avec un peu de prétention les Lumières du XVIIIe siècle, qui voulaient « éclairer » le monde face à l’obscurantisme. Mais il n’y a pas de Lumières sans autocritique, et attention à la confusion entre militantisme et activité universitaire. Lorsque le militantisme entre en scène, la mauvaise science menace. L’autre danger, corrélatif, est celui d’un affaiblissement de la liberté d’expression en raison du lien qui existe aujourd’hui entre le mouvement woke et la cancel culture (culture de l’effacement). Dans les universités américaines et canadiennes, des gens se retrouvent privés de parole ou suspendus car accusés de ne pas être « woke » par ceux qui prétendent l’être. Ce mouvement a sa légitimité, mais il a aussi sa part de dogmatisme. [scald=27987365:sdl_editor_representation] Un dogmatisme qui peut se retourner contre la cause elle-même ? En effet. Donald Trump et l’extrême droite américaine ont par exemple pointé la cancel culture pour mieux accuser leurs adversaires de chercher à empêcher l’expression d’opinions divergentes. Donc, soyons aussi « woke » à propos des périls potentiels… du « woke » ! Il faut lutter contre les discriminations et en même temps laisser un large espace de liberté pour la pluralité des convictions. C’est la vocation des campus universitaires. L’histoire des mouvements militants est ainsi faite qu’ils sont parfois « monomaniaques » et oublient de défendre certaines valeurs aussi vitales : la présomption d’innocence, la liberté d’expression, la liberté académique… Quel rôle idéal pour l’université ? Elle doit intégrer ces courants dans sa pratique et en donner une lecture critique. C’est son rôle. A l’université, les professeurs ont une obligation de rigueur. Ils doivent tenir des propos étayés. Ce qui ne les empêche pas d’exprimer des opinions, mais en évitant que le militantisme l’emporte sur la libre recherche. Le militantisme défend une cause qui n’est pas la science, mais la morale. Quand on moralise, quand on raisonne en termes de Bien et de Mal, on peut avoir tendance à vouloir empêcher les adversaires de parler, à les éliminer du débat. Il y a un dogmatisme potentiel dans l’idée d’« être éveillé », qui consisterait à considérer les autres comme des « endormis ». C’est dangereux, a fortiori quand il s’agit de religions. Si critiquer une religion vous vaut d’être taxé de « racisme » au motif que vous offensez des croyants, il y a péril en la demeure pour la liberté d’expression. [scald=27987366:sdl_editor_representation] L’université ne doit-elle pas aussi faire le ménage dans ses rangs ? Le dogmatisme ne devrait pas avoir sa place à l’université, c’est une question de déontologie. Mais il faut absolument éviter toute censure (de part et d’autre). La vigilance est de rigueur : le risque existe de stériliser la controverse intellectuelle, qui est au cœur de la vie universitaire. Il faut espérer que l’universalisme humaniste et le sens critique, qui devraient animer nos universités, restent des garde-fous.

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