Josep Borrell: «L’Europe ne peut pas se permettre une fatigue syrienne»

Le chef de la diplomatie de l’UE Borrell co-préside la Conférence de Bruxelles, aux côtés de Mark Lowcock, sous-secrétaire général de l’ONU. Vous avez dénoncé, il y a peu avec le commissaire Lenarcic, le fait que le partage global du fardeau de l’aide humanitaire n’était pas équitable : la plupart des Etats membres de l’UE comme ceux de la communauté internationale « ne font pas leur part ». Et pour le drame syrien ? Une sorte de grande « fatigue » s’installe ? Concernant la Syrie, les Européens peuvent être fiers de l’aide qu’ils ont apportée jusqu’ici. L’UE et les 27 Etats membres ont mobilisé près de 25 milliards d’euros pendant les dix années de crise. C’est une somme colossale, à la hauteur des enjeux malheureusement : les 12 millions de Syriens déplacés par la guerre, dont 5,6 millions qui ont quitté le pays, la destruction du pays et de son peuple, très largement par la faute du régime syrien. A la hauteur des risques pour l’Europe aussi : nous sommes les voisins de la Syrie, les vagues de réfugiés que le conflit a déclenchées sont arrivées jusqu’à nous, le risque de radicalisation et terrorisme nous affecte directement, la déstabilisation de la région aussi. Je dois ajouter un autre enjeu : la brutalité et l’ampleur des crimes commis en Syrie n’ont pas d’équivalent au XXIe siècle. Notre soutien aux diverses actions de collecte de preuves et aux démarches légales, internationales et parfois nationales, est essentiel. Pour toutes ces raisons, l’UE ne peut pas se permettre une « fatigue syrienne ». Nous devons continuer à soutenir le peuple syrien, les pays et communautés qui les accueillent au Liban, Turquie, Jordanie et ailleurs dans la région, les efforts pour trouver une solution au conflit sous l’égide de l’ONU, dans le cadre de la résolution 2254. L’UE ne veut pas s’engager dans la reconstruction du pays tant qu’Assad reste maître de son pays en ruines et qu’un processus de transition politique crédible n’est pas en route. N’est-ce pas faire le jeu du régime que de panser les plaies des dégâts infligés par lui à sa population, avec le soutien de la Russie et l’Iran… qui eux aussi participent à la conférence ? Nous pansons les plaies de la population syrienne, pas celles du régime. A l’intérieur de la Syrie nous dépensons essentiellement en aide humanitaire. Elle passe exclusivement par les ONG internationales, le Comité international de la Croix et du Croissant Rouges, l’ONU. La Syrie est un contexte difficile mais nous veillons à ce que nos partenaires maximisent l’impact de l’aide et minimisent les risques d’interférence. Le commissaire Lenarcic et ses équipes y travaillent. Lorsque nous allons au-delà du « life-saving », c’est par des actions de soutien direct aux communautés, qui permettent aux gens de redémarrer leurs activités économiques, rouvrir un magasin, relancer une petite activité d’élevage… Toutes les précautions sont prises pour que cet argent ne bénéficie à aucune des parties au conflit : ni le régime syrien ni les autres acteurs militaires en présence, dont certains sont d’ailleurs des organisations internationalement reconnues comme terroristes, Hayat Tahrir ash-Sham à Idlib par exemple. C’est un travail difficile mais c’est la seule manière de soutenir les Syriens. Vous parliez de la Russie et de l’Iran, qui soutiennent le régime mais participent à la Conférence de Bruxelles. Pour nous la contradiction n’est qu’apparente : nous le répétons depuis longtemps, il n’y a pas de solution militaire au conflit syrien et il n’y a pas non plus de solution unilatérale. Nous continuerons donc à nous engager avec tous les partenaires pouvant contribuer à résoudre cette crise, à mettre le pays sur la voie d’une transition politique et d’une stabilité durable. La Turquie abrite près de 4 millions de réfugiés syriens, qu’elle cherche parfois à renvoyer au pays. Le sommet européen de jeudi passé demande à la Commission de faire une proposition pour la poursuite du financement européen en faveur de ces réfugiés. A ce stade, que préconisez-vous ? La Turquie et l’UE ont un intérêt essentiel et commun à ce que la crise syrienne se résolve. C’est particulièrement le cas dans le nord-ouest, autour d’Idlib, où trois à quatre millions de personnes ont été repoussées au fil des offensives du régime, souvent déplacées de multiples fois. Nous les aidons d’ailleurs depuis la Turquie, grâce au mécanisme transfrontalier qui permet à l’ONU de les soutenir quotidiennement. Ce mécanisme auquel la Russie menace désormais de mettre un terme… Les financements sont importants, bien entendu : la Turquie accueille la plus grande communauté de réfugiés au monde et elle les a accueillis et traités jusqu’ici dans des conditions remarquables, notamment grâce à notre soutien. Je pense que nous saurons trouver des solutions mais j’insiste, notre intérêt commun va bien au-delà des financements : nous travaillons à renforcer nos échanges avec la Turquie sur l’ensemble de la crise syrienne, le nord-ouest en particulier.

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