Speranza Scappucci: «Ne pas jouer ensemble, c’est comme demander à des joueurs de foot de s’entraîner seuls»

Directrice musicale de l’Opéra de Liège, Speranza Scappucci a donné l’impulsion pour la réalisation de ces spectacles en streaming. Un travail essentiel pour maintenir le niveau de l’institution. Diriger « en stéréo » comme vous le faites pour cette « Traviata » demande une discipline exemplaire. Comment y arrivez-vous ? (sourire) C’est évidemment une situation très spéciale et pas normale… Je voulais absolument faire une Traviata semi-scénique pour les solistes. Mais puisqu’on doit respecter des protocoles, la distanciation, mettre des plexiglas entre certains musiciens, des masques, c’était impossible de mettre l’orchestre dans la fosse. La seule solution était d’adopter cette disposition avec l’orchestre sur scène, les chanteurs derrière moi et les chœurs dans la salle. C’est presque « contre la musique » de faire une chose comme ça et ça demande un grand effort de la part de tout le monde. Par exemple, nous avons dû mettre des petits retours au sein de l’orchestre pour que les instruments s’entendent entre eux, malgré la distance. Je me retourne beaucoup, donc c’est plus difficile car c’est très physique. Tout à coup, je suis à moitié en train de diriger vers la salle et à moitié vers l’orchestre. On cherche des choses positives… C’est vrai que c’est une expérience complètement différente. Quand on doit choisir entre ça ou rien, on fait ça ! Quel est l’impact sur le son ? Le résultat est bon parce qu’on a travaillé de manière intense. L’effort demandé est trois fois plus grand que la normale. On doit être beaucoup plus concentré. Physiquement, c’est plus difficile. Avec les plexiglas, qui sont comme des cages, les musiciens s’entendent moins. Mais l’amour, la volonté et la force de pouvoir faire de la musique et de la culture sont plus forts que tous ces problèmes. On est contents de le faire, même si on attend le retour de notre public avec impatience. On ressent en effet une vraie joie… Ça fait presque un an que l’Opéra de Liège est fermé, sauf pour la parenthèse de septembre dans laquelle La Bohème de Puccini a quand même été jouée avec une formation orchestrale réduite. Cette Traviata est donc la première fois que tout l’orchestre se retrouve sur le plateau. Après la mort de Monsieur Mazzonis, quand je suis arrivée à Liège, j’ai insisté pour reprendre l’activité. Nous avons eu l’idée du streaming et j’ai mis en place un tas de choses qui vont se dérouler jusque fin juin. J’ai commencé par le recueillement musical pour Monsieur Mazzonis, puis j’ai pensé à La Traviata. C’était l’œuvre prévue pour célébrer le bicentenaire de notre maison en novembre. Le casting est presque identique à celui qui était prévu en novembre. C’est aussi le signal que l’on veut redonner la chance aux artistes et commencer par une grande œuvre que tout le monde connaît et où j’ai fait un grand travail pour mettre mon interprétation. Pourquoi est-ce à ce point important de retrouver la scène, même en streaming ? Pour préserver la cohésion de l’orchestre ? Pour n’importe quel orchestre, ne pas jouer ensemble pendant un an, c’est comme demander à des joueurs de football de s’entraîner seuls sans jouer en équipe. Faire de la musique ensemble demande de la pratique. La pandémie nous a obligés à faire une croix là-dessus et à ne pas faire de musique ensemble. Au bout d’un an, ça devient tragique. Dans ce mois et demi où j’étais à Liège (elle est actuellement au Japon pour diriger Lucia de Lammermoor au New National Theatre Tokyo-Opera, NDLR), beaucoup de musiciens sont venus chez moi pour me remercier d’avoir organisé cela parce qu’ils étaient désespérés de ne plus jouer ensemble. Je suis très contente parce qu’on a bien travaillé. Le travail qu’on a fait depuis que je suis directrice musicale (2017) n’est pas perdu. On a dû se reprendre un peu mais on est ensuite retournés au niveau qu’on avait laissé. C’est important pour un théâtre de tenir le niveau haut. Quand on a terminé la captation de La Traviata, il y avait une grande émotion dans le théâtre. Penser que Stefano Mazzonis était avec nous d’une certaine manière était très émouvant. Il voulait que le théâtre rouvre au public. On n’a pas encore pu rouvrir mais on a au moins commencé à faire vibrer les murs de l’Opéra avec la musique. C’est un signal important. Faire face à la pandémie sans l’optimisme légendaire de Stefano Mazzonis doit être plus complexe encore… Nous sommes dans une période de transition (la procédure de remplacement de Monsieur Mazzonis à la direction générale et artistique, initialement prévue en 2022, a été accélérée et devrait être prise dans le courant du mois de mai, NDLR). Je n’ai pas de rôle officiel à ce niveau, mais puisque je veux que l’orchestre maintienne son niveau, j’ai pris la responsabilité de programmer des choses. Nous avons choisi des programmes qui peuvent se préparer en quatre ou cinq jours et où la formation orchestrale n’est pas trop grande pour maintenir les distances. Je vais aussi lancer Jonathan Brandani, un jeune chef en lequel je crois, lors du concert de L’Histoire du Soldat de Stravinsky au mois de juin (une initiative en collaboration avec Momentum, un projet lancé par Barbara Hannigan, qui entend lancer de jeunes musiciens grâce au soutien de personnalités reconnues, NDLR). Comment va se passer cette transition ? Pour l’instant, on sait seulement qu’il y a eu beaucoup de candidatures à la direction générale et artistique. Je ne connais rien de ça parce que ce n’est pas moi qui m’en occupe. Il y a un processus et on espère que le comité aura trouvé une nouvelle directrice ou un nouveau directeur général et artistique dans les prochaines semaines. Comme il n’y a personne pour le moment et que je suis la seule personne avec un titre artistique, je me sens très responsable des chœurs et de l’orchestre, donc il fallait programmer des choses pour aller en avant. J’ai fait des programmes pour d’autres chefs ces prochaines semaines mais c’est évident que je serai ensuite de retour. Et je serai très présente à Liège la saison prochaine. Il y a une combinaison de sentiments : de l’affection, une attache, la mémoire de Stefano, les musiciens de mon orchestre et des chœurs, toutes les forces artistiques de la maison. On a perdu une double figure : Stefano était directeur général et artistique. En plus, on est dans une pandémie avec un tas de choses à régler et à programmer. Le destin a voulu que le jour suivant la mort de Stefano, j’aurais quand même dû arriver à Liège pour faire Les Contes d’Hoffmann. C’était impossible pour moi de ne pas aider comme je pouvais. Je me suis lancée là-dedans corps et âme. Le conseil d’administration m’a suivie parce qu’ils ont confiance en ma vision et que je fais des choses que, je pense, Mazzonis aurait aimées.

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