Ketevan Kardava: «J’avais peur d’une troisième détonation»

Ce mardi matin, Ketevan Kardava n’a qu’une idée en tête : obtenir un ticket pour le prochain vol vers Genève où se tiennent des discussions entre la Russie et la Géorgie qu’elle doit couvrir pour la télévision géorgienne 1TV. Elle est arrivée à l’aéroport après 7 h, trop tard pour embarquer dans l’avion de 7h30, mais celui de 10h30 est jouable. Les images de vidéosurveillance qu’elle découvrira plus tard la montre à 7h58 et 3 secondes devant les guichets de Brussels Airlines. Vingt-cinq secondes plus tard, explosion. « Il y a eu énormément de fumée et de poussière. Je ne pouvais pas bouger, trop choquée. Puis, quelques secondes plus tard, le deuxième blast. Cette fois-ci, j’ai réagi, j’avais peur d’une troisième détonation. Je suis allée me réfugier dans un Photomaton. » En face d’elle, une femme asiatique effrayée est tétanisée.« Je lui ai dit de venir se protéger avec moi, qu’il y avait de la place pour elle, mais elle restait immobile. J’ai dû la faire venir de force avec moi. On est resté là peut-être une minute. » En courant vers la sortie, la journaliste fait ce qu’elle sait faire : montrer ce qu’il se passe. Son GSM saisit une série de douze photos entre 8h03 et 8h04, qui témoignent du chaos immédiat après l’explosion. Les clichés ont fait le tour de la planète. Celui du basketteur Sébastien Bellin, allongé, les jambes meurtries, celui de ces deux femmes choquées, l’une au téléphone, l’autre, une hôtesse de l’air indienne dépenaillée et le visage en sang. [scald=944399:sdl_editor_representation] Le temps est comme suspendu : tout le monde attend la suite. « J’étais persuadée qu’il y aurait une 3e explosion. D’autres avaient peur qu’un homme débarque pour nous tirer dessus. On voit sur les photos que les policiers aussi semblent attendre quelque chose. » Puis on se ressaisit. « Je ne sais pas porter les premiers secours. Je criais pour appeler un docteur. » Des policiers l’évacuent. « Contrairement à ce qu’il s’est dit, il n’y a pas eu de tirs. Certaines personnes ont été blessées par des petits éclats des bombes, des petits bouts de métal acérés qui ont donné l’impression de blessures par balles. » Ce fut notamment le cas de Sébastien Bellin, touché « par balle » à la hanche. Elle le rencontrera quelques jours plus tard à l’hôpital. « On était des milliers sur le tarmac » « Quand je suis sortie de là, je ne pensais plus qu’à ma petite sœur de 15 ans qui vit à Tbilissi. Que je devais tout faire pour la revoir et passer du temps avec elle. » Mais le réseau est mauvais. Les passagers sont d’abord évacués vers la porte B, celle des départs pour les vols hors Schengen. Puis sur le tarmac où ils reçoivent de l’eau et des couvertures.« On était des milliers dehors. Terriblement inquiets, terriblement unis aussi. Les gens qui parvenaient à capter un peu de réseau ou internet faisaient passer leur GSM. On faisait attention les uns aux autres. C’est là aussi qu’on a découvert qu’il y avait eu une autre explosion à Maelbeek. C’était effrayant. » [scald=936700:sdl_editor_representation] « Pourquoi tu as l’air si choquée ? » Transportée par bus à un autre endroit de l’aéroport, elle croise quelques journalistes, dont un ami à elle, photographe chez AP. Il est environ 14 h, estime-t-elle. Mais c’est vague. Ils discutent. Lui est persuadé qu’elle est venue pour un reportage. Elle a super soif, se comporte bizarrement. « Pourquoi tu as l’air si choquée ? » Elle lui montre la série de douze photos prises dans sa fuite. Les documents sont exceptionnels. Elle les lui donne. Ils feront bientôt le tour du monde. Plus tard cette nuit-là, quand Ketevan Kardava sera incapable de trouver le sommeil, elle épluchera internet, Twitter, sa messagerie, les sites du monde entier, en enchaînant les tasses de café. Ses photos ont fait la une des principaux organes de presse (elle en a compté 125), jusqu’au New York Times. Leur publication suscite aussi d’intenses polémiques : porte-t-on atteinte à la dignité des personnes photographiées ? Parmi la masse de messages de soutien que la journaliste a reçus, certains (« une minorité ») sont moins amènes, voire franchement agressifs. On lui reproche de se faire de l’argent sur le dos des victimes. « Je n’ai pas touché 10 cents pour ces photos… » [scald=936703:sdl_editor_representation] Elle demande à Marc comment elle peut quitter l’aéroport. La chaîne de TV pour laquelle elle travaille lui demande de faire un plateau en direct, puis de retrouver pour le même exercice son équipe à Schuman. Problème : personne ne quitte la zone pour le moment, l’informe-t-il.« Des bus nous (les rescapés) ont amené dans un hangar. Je pense que c’est là qu’ils réparent les avions. » Elle tente de sortir pour faire son direct mais se heurte aux refus des policiers. « Je leur ai expliqué que j’étais journaliste, qu’il fallait que je contacte ma chaîne. Ils n’ont pas compris ce que je faisais là. Quand je leur ai expliqué que j’étais dans le hall au moment de l’explosion ils ont fait le lien avec mes photos qui circulaient déjà beaucoup dans les médias. » « On a besoin de vous » « On a besoin de vous. » Les policiers l’emmènent dans un des bureaux de l’aéroport. « Ils voulaient tout savoir de mes photos, connaître tous les détails. Ils les ont imprimées en grand, essayaient de déterminer où j’étais exactement quand je les avais prises, analysé les angles de vue pour reconstituer ce qu’il s’était passé. » L’entretien dure une heure, « peut-être plus ». « Ils m’ont montré les vidéos des caméras de surveillance, et c’est là que je me suis vue. Sept heures cinquante-huit minutes et trois secondes. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment réalisé où j’étais, ce qu’il s’était passé. C’est là que j’ai compris que c’était le pire jour de ma vie. » [scald=953208:sdl_editor_representation] Un service pour un service, Ketevan Kardava demande aux policiers s’ils peuvent l’aider à quitter l’aéroport : elle doit être à 18 h à Schuman, or le quartier est bouclé et les trains ne circulent. Pas davantage que le métro du reste.« Ils m’ont amenée à la première station. J’y ai croisé des journalistes français de TF1. Je leur ai demandé s’ils voulaient bien me rapprocher du centre-ville. Ce qu’ils ont fait. De là, j’ai pris un taxi pour Schuman. Je me souviens que la caméra tournait déjà quand je suis arrivée. » Elle rentre chez elle à 20 h. A 21 h, elle témoigne auprès de CNN via Skype. « Puis tellement de journalistes m’ont appelée : téléphone, Skype, Facetime… Je suis restée toute la nuit. C’était le chaos dans ma tête et je ne l’ai compris qu’après. » « J’entends ce son tous les jours dans ma tête » « J’ai des migraines depuis. J’entends ce son de l’explosion tous les jours dans ma tête. Je ne parviens pas à bien dormir malgré les médicaments. Je travaille tous les jours et parler de ce qu’il s’est passé m’aide. Il y a quelques jours, j’étais à Schuman. Il n’y avait personne derrière moi, j’en étais sûre. Et tout à coup quelqu’un est sorti du supermarché. J’ai eu un sursaut. Pour la première fois j’ai eu peur. Je ne sais pas comment je pourrai un jour reprendre l’avion ou le métro. » « J’ai couvert la guerre en Géorgie en 2008. En 2014, j’étais à Kiev, le jour où des centaines de personnes ont été tuées. Mais c’est la première fois que j’étais le témoin, pas la journaliste. Enfin pas seulement. Il y a un avant et un après désormais dans ma vie. Maintenant quand j’aborde le sujet comme journaliste, je dis “nous” et plus “eux”. Je ne peux plus avoir une approche uniquement professionnelle. » « Je vis ici depuis 2009. J’adore cette ville autant que ma capitale d’origine, Tbilissi. Je crois qu’il est très important qu’on reste unis, on ne sait pas ce qu’il se passera après. Quelqu’un est peut-être en train de préparer quelque chose, il faut se tenir prêts pour la suite. »

Votre compte

Ketevan Kardava: «J’avais peur d’une troisième détonation»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Société

Traquer les vols de jets privés, nouvel outil de la cause environnementale

Pour fuir la chaleur, s’évader à la mer ou camper dans les Ardennes

Grand format Alarmes: les centrales veulent partager vos images avec la police

L’IRM émet une double alerte: les prévisions météo, région par région

Banques, postes, supermarchés…: ce qui est ouvert et fermé ce lundi de l’Assomption

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

L’IRM émet une double alerte: les prévisions météo, région par région

Salman Rushdie n’est plus sous assistance respiratoire, son agresseur se serait radicalisé après un séjour au Liban

Classement de Shanghai: deux universités belges dans le top 100

Reportage Un an après, la vérité crue du régime des talibans

Norvège: un pont s’effondre, un poids lourd et une voiture tombent à l’eau

Sept terrasses secrètes avec vue où se poser ce 15 août

Gestion des salaires : quand la Belgique est à la pointe de la technologie

Combiner travail et études : voici vos droits et obligations

Voiture de société et grandes vacances : tout ce qu’il faut savoir

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel