Arnauld Miguet au «Soir»: «En Chine, on voit l’avenir pour le meilleur et pour le pire… Regardez ce qui a démarré à Wuhan!»

Wuhan, début février 2020, quand La peste d’Albert Camus rencontre 1984 de George Orwell. Arnauld Miguet est le correspondant de France 2 en Chine. Le 22 janvier 2020, avec son cameraman Gaël Caron, il prend un vol Pékin-Wuhan, pour un bref reportage sur ce nouveau virus qui commençait à faire parler de lui. Il y est finalement resté près de 5 mois. De sa plume fine et cultivée, il a rédigé un récit à la fois empathique et acéré de ce voyage fou dans l’épicentre de la pandémie. Un an après, quels sont vos souvenirs les plus forts de ces « 133 jours à Wuhan » ? C’est d’abord le silence, l’immobilité à laquelle toute cette ville a été condamnée, avec le temps qui s’étire à l’infini. Voir de ma chambre d’hôtel dans un immeuble en face cette jeune fille toujours en pyjama rose, cet homme qui fumait sur son balcon, ces enfants que les familles essayaient d’occuper… J’ai de l’affection pour ces 11 millions d’habitants qui ont souffert dans leur chair. Je me demande encore comment ils ont pu tenir aussi longtemps, subir le pire confinement au monde, avec interdiction même de sortir pour aller chercher à manger. Un confinement aussi strict aurait-il été possible hors de Chine ? Il y a eu des confinements durs ailleurs, mais je ne pense pas qu’une mesure aussi extrême aurait été possible hors de Chine. D’abord parce que, dans ce pays, personne ne va aller manifester ou contester le système. La Chine, ensuite, a d’énormes moyens technologiques et humains : il y a partout les comités de quartier créés sous Mao, avec leur petite écharpe rouge. Ils vérifient ce que font les voisins et peuvent encore tout se permettre, vous laisser sortir ou pas. Tandis que j’étais à Wuhan, il y avait, à Pékin, un membre du comité de quartier assis toute la journée à l’entrée de ma ruelle pour s’assurer que je ne revienne pas de Wuhan sans en avertir les autorités. Aucun autre pays n’a la possibilité de mobiliser autant de gens pour une cause. Ce sont les membres des comités de quartier qui amenaient des vivres aux familles bouclées chez elles, une armée de l’ombre qui a déployé une logistique extraordinaire. Vous vous êtes senti en danger ? Je savais qu’il fallait faire très attention avec ce virus, mais nous n’étions pas dans une psychose. Nous étions là pour travailler : c’est plus facile que de subir une situation. J’ai cependant vécu avec la peur du thermomètre, d’avoir de la fièvre et de devoir être hospitalisé dans un de ces nids à virus. Comme disait Sartre : « qui n’a pas peur dans ces circonstances n’est pas normal… » Le climat était anxiogène : on ne savait rien de ce virus mystérieux. Quand on allait voir les files d’attente devant les hôpitaux, on n’y restait pas très longtemps. Nous en avons visité un, avec ces premiers patients gravement atteints par le covid-19, leurs radios constellées de points noirs. On était harnachés : deux combinaisons, une charlotte qui me tombait sur l’œil, masque, visière, et la caméra emballée dans du plastique. Il y a eu aussi un moment difficile, quand notre chauffeur de taxi a été rattrapé par une patrouille qui lui a interdit de véhiculer des journalistes : il nous a fallu 4 heures de marche pour rentrer à l’hôtel, à pied, dans le froid, avec en plus la crainte de tomber malades… Comment le gouvernement chinois a-t-il géré la crise ? Avec retard ! La Chine n’est pas le pays de la transparence : les lanceurs d’alerte, les citoyens-journalistes ont été censurés, du temps a été perdu. Et puis le couperet est tombé, la ville a été mise sous cloche avec une chasse aux malades. Si cela avait été fait tout de suite, l’épidémie ne se serait sans doute pas ainsi répandue. Mais, à la décharge des Chinois, ils ont été confrontés à un virus inconnu, impossible à distinguer, au début, d’une pneumonie. Et puis il y a toujours en Chine ce conflit entre les niveaux de pouvoir : les autorités locales n’osent pas lancer l’alerte vers le pouvoir central par peur de se faire taper sur les doigts. Après, les Chinois y sont allés au bulldozer, et pas seulement pour construire des hôpitaux de fortune. Ils ont utilisé leurs énormes moyens pour stopper cette épidémie, et ils ont réussi. Aujourd’hui, il n’y a plus que de très rares cas, la plupart importés. Il y a trois semaines, la serveuse d’un restaurant à Shanghai m’a demandé comment était la situation en France. Je lui ai expliqué qu’il y avait près 16.000 contaminations par jour, qu’on était en confinement. « Mais votre gouvernement ne s’occupe pas de vous ? », m’a-t-elle demandé. Pour les citoyens chinois, les autorités ont bien géré cette stratégie zéro covid : ils peuvent vivre comme avant sans craindre d’attraper le virus ou d’en mourir. A Wuhan en tout cas, il n’y a plus un seul cas depuis quasiment un an ! La propagande a quasiment effacé de la mémoire collective la question de l’origine locale du virus. Qui reste pourtant essentielle : le pouvoir a été ravi de la visite de l’OMS qui globalement a validé les thèses chinoises en affirmant que le virus pourrait peut-être venir d’ailleurs, qu’il est hautement improbable qu’il soit sorti du laboratoire P4 de Wuhan… Car si cette hypothèse se vérifiait, elle ferait en effet gravement perdre la face aux autorités. Au début de la crise, certains prédisaient que le covid serait le Tchernobyl de Xi Jinping : en sort-il finalement renforcé ? Sans aucun doute. Il était d’abord en retrait, mais il a ensuite été affirmé que c’est lui qui avait géré la crise. Un an plus tard, il y a eu une exposition à Wuhan pour commémorer le début de la pandémie : il n’y en avait que pour Xi Jinping. Des photos de lui partout, la longue liste des réunions auxquelles il avait participé pour combattre le covid, sa visite à Wuhan en tant que « chef de guerre » : selon la doctrine officielle, il a mené l’offensive et il a vaincu… Le pays reste fermé aux étrangers : tenable à long terme ? La Chine reste en effet fermée, cela fait partie de la stratégie des pays qui appliquent la stratégie zéro covid : Taïwan, Australie ou Nouvelle-Zélande. Il est encore possible de rentrer en Chine, mais au compte-gouttes : un étranger vraiment indispensable peut encore entrer. Les Chinois peuvent voyager à l’étranger, mais ils ont la perception que le mal est ailleurs. Et au retour, ils doivent respecter une quarantaine très stricte de 21 jours, dont au moins 14 dans une chambre d’un hôtel choisi par les autorités dont ils doivent payer la facture. Cela freine les envies d’aller sur une plage en Thaïlande ! Tout bénéfice pour le tourisme intérieur. Quant à savoir combien de temps cela va durer… Zhong Nanshan, le médecin chinois qui avait découvert le SRAS, spécialiste des coronavirus, a affirmé récemment qu’il allait falloir entre deux et trois ans, si le monde entier est bien vacciné, pour que la situation revienne à la normale… Jusqu’ici, il ne s’était guère trompé sur la temporalité des épidémies. Vous expliquez que le journalisme est « un sport de combat » en Chine. De plus en plus ? Oui, les portes sont en train de s’y fermer. Il est rentré dans les esprits que les médias étrangers sont là pour dire du mal de la Chine. Un rapport récent de l’association de la presse étrangère, basé sur un sondage de ses membres, a indiqué que dans plus de 90 % des cas, les demandes d’interview – à un officiel, un coiffeur ou un chef d’entreprise – sont refusées. Depuis février 2020, 19 journalistes étrangers ont été expulsés de Chine ou privés de visa et carte de presse. J’avais choisi de venir y travailler parce que c’est malgré tout un terrain d’aventures extraordinaire, extrêmement intéressant. Et puis, en Chine, on voit l’avenir, pour le meilleur et pour le pire : regardez ce qui a démarré à Wuhan… Dans tous les pays du monde, les journalistes réussissent à trouver des informateurs qui leur font confiance. Ici, je n’y suis pas arrivé. Il y a des sujets impossibles à faire : une immersion dans le parti communiste chinois, ou au Xinjiang avec les Ouïghours. On essaie, on se casse les dents, on est reconduit. Même des choses anodines sont parfois impossibles. La Chine est le premier fabricant de chaussettes au monde : et si on faisait un reportage sur une usine de chaussettes ? Mais le patron vous dit qu’il vous faut l’autorisation des autorités locales. Qui elles affirment que ce n’est pas nécessaire. Une façon de se renvoyer la balle, de refuser sans vous dire non. Et il y a la crainte de mettre en danger les gens à qui vous parlez ? On y pense à deux fois : le chauffeur de taxi qui m’emmène voir une famille en désaccord avec les autorités risque-t-il d’être embêté ? Et cette famille risque-t-elle de voir débarquer fonctionnaire du parti et maréchaussée pour la mettre sur le gril : pourquoi sont-ils venus te voir ? Que t’ont-ils demandé ? C’est une préoccupation quotidienne en effet. Vous vous demandez aussi en permanence quand les gens avec lesquels vous travaillez vont être convoqués par la sécurité nationale pour savoir ce qu’on faisait, ce qu’on cherchait. C’est effrayant pour tous ces journalistes locaux qui travaillent avec les médias étrangers : certains préfèrent arrêter. Ce contrôle est l’apanage des systèmes autoritaires qui ne laissent rien passer, et le font sans vergogne. [scald=28108398:sdl_editor_representation]

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