Decoratelier, l’espace où chacun scénographie un bout de sa vie

Du bois partout ! Des piles, de toutes les tailles, empilées dans chaque recoin de cette cour intérieure, rue de Manchester à Molenbeek, où siège Decoratelier, espace de création du scénographe Jozef Wouters que ce dernier partage avec tous ceux qui ont un projet à construire dans la ville. Du podium, qui accueillait, la veille, Tafukt , du chorégraphe Radouan Mriziga, aux espaces pour prendre un verre, tout est fabriqué en bois recyclé. En pénétrant ce jour-là dans l’enceinte de cette ancienne usine, où voisinent les bureaux de Recyclart et de Charleroi-Danse, il faut veiller à ne pas se faire écraser par un transpalette tout en esquivant de larges rambardes de bois, portées à bout de bras par une jeune fourmilière. Voilà six semaines que plusieurs équipes, à raison de deux shifts par jour, construisent les contours du Flow, une piscine éphémère qui va s’installer à Anderlecht, en juillet et août, pour accueillir non seulement les familles bruxelloises en mal de baignade de plein air, mais aussi la nouvelle création de Lina Lapelytė, artiste lituanienne programmée par le KunstenFestivaldesArts (lire ci-contre). [scald=28151244:sdl_editor_representation] En ce vendredi après-midi, ils sont une petite dizaine, habitants du quartier, à être venus prêter main-forte à la construction de cette piscine de 17 mètres sur sept. Mobilisés par Camille Thiry, chargée de médiation, la plupart sont des fidèles de ces workshops organisés par Decoratelier. « Je n’avais jamais fait de menuiserie avant », confesse Ismaël, la vingtaine. « Là, j’ai appris à couper du bois, faire des chanfreins, coller, visser, avant de démonter, pour les transporter, ces éléments qui formeront l’estrade de la piscine. Ça fait plaisir d’apporter sa pierre à l’édifice », poursuit le jeune homme. Derrière ce flot d’énergies positives se dessine une stratégie mûrement réfléchie par Jozef Wouters, cheville ouvrière du projet : « Quand tu coupes cent fois la même pièce, c’est comme une chorégraphie. Tu finis par devenir spécialiste de ce geste et tu peux ensuite le transmettre à un autre. C’est pour ça qu’on travaille avec du bois. Si on travaillait avec du métal, il faudrait deux mois avant de pouvoir souder. » Quel espace construire ensemble ? Scénographe et créateur de dispositifs singuliers, Jozef Wouters collabore avec les plus grandes structures artistiques (KVS, KunstenFestivaldesArts) mais il entend surtout être le scénographe de tout le monde, imaginer les décors de spectacles mais aussi de la vie de tous les jours. Son atelier se prolonge en une plateforme où d’autres peuvent bâtir leur propre projet. Ce peut être Globe Aroma qui y installe un atelier de fabrication de meubles pour des personnes s’identifiant comme femmes. Ce peut être le collectif bruxellois Leaving Living Dakota avec lequel Decoratelier a conçu une boîte de nuit. Ce peut être une salle de gym autoconstruite par les jeunes du quartier et désormais fréquentée par tout le voisinage (lire ci-contre). Mais c’est aussi une façon de partager l’espace avec toutes les synergies créatives de la ville. L’été dernier, le festival « Something when it doesn’t rain » proposait une programmation radicalement inclusive, ouverte aux communautés artistiques ou militantes comme aux voisins du quartier. On pouvait y suivre des projections de films ou des ateliers de danse, voir une performance du collectif Ne Mosquito Pas ou se faire couper les cheveux chez Fars, y pratiquer de la muscu ou participer à une conversation sur le féminisme intersectionnel modérée par le collectif bruxellois ImaziReine. « Il y a tellement de talents et de structures passionnantes à Bruxelles que ce n’est pas très difficile de mettre en place tout cela », précise Marie Umuhoza, coordinatrice des activités. [scald=28151246:sdl_editor_representation] « Nous collaborons surtout avec des organisations à la recherche d’espaces d’autonomie, qui cherchent autre chose que les institutions plus traditionnelles où les choix sont déjà faits pour toi avant que tu n’y arrives », souligne Jozef Wouters. « Moi-même, j’ai passé beaucoup d’années dans des institutions où il était difficile d’être réellement autonome. Ici, on prête le lieu, on fournit le matériel mais ça reste leur projet. Personne ne leur dit comment faire. On demande simplement : quel espace on peut construire pour vous ? Pour la salle de gym avec les jeunes, on leur a dit : “OK, vous pouvez utiliser cet endroit mais vous allez le faire vous-mêmes. On va vous aider mais on ne va pas juste mettre trois palettes. On va le penser et le construire ensemble.” Le but n’est pas de faire de la pédagogie, de les pousser à l’emploi ou de résoudre les problèmes de Molenbeek. On se demande simplement : quel espace on va construire ensemble ? » En mode « grassroot » La philosophie de Decoratelier n’est pas de faire apparaître les énergies après la fabrication d’un espace mais pendant. Ainsi, la construction de la piscine ne se fait pas qu’avec du bois et de l’eau mais aussi avec des rencontres et des discussions. Lors d’un échange sur les violences policières, les jeunes qui participent à la fabrication de la piscine se sont souvenus de ce qu’ils avaient vécu à Blankenberge l’été dernier, quand les touristes d’un jour sont devenus indésirables sur la Côte belge. « Construire un espace public de baignade a d’autant plus de sens pour eux aujourd’hui qu’ils en ont été bannis. Ils nous ont dit : “Tout le monde sera bienvenu dans notre piscine.” En espérant que cette piscine, comme l’espace public en général, ne va pas devenir un espace exclusif. L’histoire belge a montré que les travailleurs venus du Maroc par exemple pour construire des pans entiers de la ville ont fini par être illégitimes d’accès dans ces espaces construits par leur père ou leur grand-père », remarque Marie Umuhoza. Avec un fonctionnement qu’il décrit comme « grassroot » (qui surgit du terrain), et qui n’a hélas pas d’équivalent côté francophone, Decoratelier a beaucoup appris de la crise. « Certains lieux ont pu s’adapter mais d’autres pas, parce que trop grands, trop lents, trop institutionnels. C’est plus facile pour nous de réagir que pour une grande maison d’opéra. C’est incroyable l’énergie qu’ont déployée les plateformes citoyennes pendant la pandémie. Je pense qu’il faudrait valoriser cela », argumente le fondateur, avec Menno Vandevelde, de Decoratelier, qui bénéficie du soutien structurel de Damaged Goods, la compagnie de Meg Stuart. D’une souplesse exemplaire, l’espace molenbeekois abrite aussi des résidences d’artistes, qui ne se font pas par appel à projets mais par un système de références en chaîne, tel résident recommandant une autre personnalité, souvent inconnue de l’équipe, ce qui facilite encore la diversité dans cette agora scénographique. Toucher d’autres publics, sortir de l’entre soi, il y a ceux qui en parlent (beaucoup) et ceux qui le font (sans tralala). L’équipe de Decoratelier est de ces discrets mais diablement efficaces !

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