Claire Messud: «Je ne pourrais pas concevoir ma vie sans écrire»

Claire Messud a fait ses débuts dans la fiction en 1995 et a publié depuis lors six romans et deux nouvelles qui ont été chaleureusement salués par la critique américaine et internationale. Son premier livre, Avant le bouleversement du monde (publié en français chez Gallimard), lui a valu d’être qualifiée de « talent exceptionnel » par le New York Review of Books. Claire Messud revendique fièrement les origines pieds-noirs de son père et les racines canadiennes de sa mère. Pourtant, elle est née à Greenwich, une charmante ville résidentielle du Connecticut. Elle a passé son enfance et son adolescence au Canada et en Australie, avant de s’installer définitivement aux Etats-Unis, à Cambridge (Massachusetts), où elle a épousé l’Anglais James Wood, le très sévère critique littéraire du New Yorker. Ces données biographiques nous aident à apprécier la perspective privilégiée d’une femme qui s’est formée aux Etats-Unis mais sait parfaitement que ses racines sont ailleurs. Dès ce premier livre, son écriture réussit la fusion de la profondeur et de la légèreté, et sa culture, particulièrement éclectique, n’est jamais un motif d’ostentation mais naît de ce désir d’approfondissement généré par l’intelligence du doute. Tous ces éléments se retrouvent dans son roman le plus célèbre, Les enfants de l’empereur , tout comme dans Avant le bouleversement du monde. Alors que dans son roman phare, elle dépeint de façon magistrale l’univers de ceux que l’on appelle les « glitterati », néologisme qui désigne les personnalités les plus glamour du monde de la littérature, dans son premier livre, elle met en parallèle la vie de deux sœurs londoniennes d’âge moyen, Emmy et Virginia Simpson, alors qu’elles décident de faire le point sur leur vie : la première, après l’échec de son mariage, quitte l’Australie pour s’installer à Bali, tandis que la seconde, qui n’est jamais sortie de Londres, accompagne sa mère sur l’île de Skye. Un premier roman d’une maturité surprenante, dans lequel Claire Messud utilise un ton doux-amer pour immortaliser, avec une remarquable capacité d’introspection psychologique, deux personnages caractérisés par une douloureuse soif de bonheur. [scald=28203917:sdl_editor_representation] Vous avez relu votre premier roman à l’occasion de sa réédition en Italie. Qu’avez-vous ressenti en le relisant ? C’est quelque chose que je ne fais jamais avec mes vieux livres. Si je dis que j’ai aimé, ça paraîtra présomptueux, et si je dis qu’on sent bien qu’il s’agit de mon premier roman, j’aurai l’air de prendre mes distances. Je me contenterai de dire que, bien que trente années se soient écoulées, je m’y retrouve complètement. Comment le livre a-t-il vu le jour ? J’ai commencé par créer les deux personnages principaux à l’époque de l’université. Je me souviens que ma plus grande préoccupation était alors : que vais-je faire ensuite, et à quoi ressemblera ma vie ? Et j’ai commencé à me demander quelles questions se posaient les femmes d’âge mûr : j’en voyais beaucoup traverser des crises de toutes sortes, à commencer par le divorce. Entre-temps, j’ai moi-même atteint cet âge. Quelle part de Claire Messud y a-t-il dans Emmy et dans Virginia ? Il y a beaucoup de moi dans les deux. Ce sont deux femmes qui sont liées, mais qui sont pourtant très différentes. Des femmes qui, pour différentes raisons, entreprennent un voyage important : Emmy sur une île exotique et paradisiaque, Virginia dans un lieu d’une beauté sauvage. Ce sont deux îles que je connais : je suis allée à Bali avec ma famille quand j’étais adolescente et j’en suis tombée follement amoureuse, alors que Skye est l’île dont est originaire la famille de mon mari. Emmy est inspirée des amies que ma mère fréquentait à l’époque où j’écrivais le livre, tandis que Virginia est inspirée d’une de mes tantes, qui était extrêmement pieuse. Elle était catholique, alors que Virginia est évangéliste, et cela vient certainement du fait que les parents de mon mari le sont : j’avais envie de créer un personnage qui vit pour servir les autres, en sacrifiant sa propre foi. Au début de votre livre figure une citation d’Elizabeth Bishop : « Est-ce le manque d’imagination qui nous conduit dans des lieux imaginés, au lieu de rester chez nous ? Ou Pascal ne pourrait-il s’être quelque peu trompé en parlant de demeurer au repos dans sa chambre ? » Tout d’abord, je tiens à souligner que j’apprécie énormément Elizabeth Bishop et ce poème. Et j’aimerais rappeler quelque chose au sujet de sa vie : elle est allée au Brésil pour un voyage qui ne devait durer que quelques années et y est finalement restée à long terme par amour pour Maria Carlota, la femme qu’elle aimait profondément. Je pense que ce que Pascal nous dit est très profond mais demande une énorme dose de maturité. Je me demande sans cesse si les lieux ne finissent pas par nous changer, tout comme les expériences de voyage. Quel rôle jouent vos origines non américaines dans votre vie culturelle américaine ? Ce pays est entièrement composé de personnes comme moi : seuls les autochtones peuvent être considérés comme authentiquement américains, en supposant que cette définition ait un sens. En plus de mes ancêtres algériens et canadiens, j’ai également des ancêtres maltais, espagnols et même napolitains. Quand Obama a été élu, j’ai remarqué que son parcours était aussi compliqué que le mien, et je me suis dit que Carter, pour ne citer qu’un exemple, était plus proche de l’image standard de l’Américain : c’est précisément pour cette raison qu’Obama était le symbole d’une nouvelle Amérique, qui est encore en train de changer. Vous enseignez l’écriture créative. Qu’avez-vous appris en enseignant ? J’apprends à chaque fois, notamment de la façon dont les élèves réfléchissent avant d’écrire. En essayant d’offrir une structure à mes étudiants, je finis par me demander si je l’ai moi-même suivie avec la rigueur que j’attends d’eux. Que représente l’écriture pour vous ? Un besoin vital. Je ne pourrais pas concevoir ma vie autrement. D’ailleurs, voilà ce que je répète constamment à mes étudiants : « Ne le faites pas si vous n’êtes pas convaincus que sans l’écriture, vous êtes condamnés à être malheureux. » [scald=28203916:sdl_editor_representation]

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