«Je ne serais pas là sans ma femme Sophie. Elle n’est que solutions»

Yves Zurstrassen est indissociable de son épouse Sophie Le Clercq. A deux, ils ont 8 enfants. Une véritable tribu. L’exposition rétrospective en 2019 à Bozar vous a rassuré, c’était une sorte de consécration ? J’étais très ému par l’invitation de Bozar, parce qu’après 45 ans, j’étais un peu traumatisé par toutes ces difficultés. J’avais eu beaucoup de reconnaissance de collectionneurs et de très bonnes galeries mais ma priorité a toujours été la famille et le travail de l’atelier – me lever tous les matins pour aller faire mon travail. On s’habitue à cette vie. Faire un tableau, c’est tellement intense : rien n’a remplacé ce bonheur. Regardez, je suis ici, à Viens, je sais à peu près ce que je veux faire mais cela sera un monde nouveau qui me donnera une joie immense. Quoi qu’il arrive. Ainsi, durant le covid, j’ai été très touché par le drame que l’humanité vivait mais j’ai continué tous les matins à peindre dès 7h. Je ne sais pas faire autre chose. Durant le premier confinement, j’ai passé trois mois de création qui me rappelait mes trente ans car il n’y avait plus de bruit. Vous ne seriez pas devenu ce que vous êtes s’il n’y avait pas eu Sophie Le Clercq ? Je l’ai rencontrée à 40 ans, dans un moment difficile de ma vie. Avec Sophie, j’ai d’abord parlé, parlé, parlé… Avec elle, il n’y a pas de problèmes, que des solutions. Elle règle la moindre difficulté. C’est extraordinaire pour un artiste. C’est aussi une entrepreneuse hallucinante, je l’admire beaucoup. Fille de Thérèse Blaton, petite-fille d’Emile Blaton, un grand entrepreneur bruxellois, elle est la présidente active de CIT Blaton et a surtout construit JCX où elle développe des projets immobiliers propres. Au début, elle n’était pas du tout dans l’art mais elle est très rapide et aujourd’hui elle se passionne : elle veut tout savoir, apprendre, connaître. Moi je reste ici, je suis un ermite, je m’isole du monde et elle, elle voit des gens tout le temps. Elle s’est fait petit à petit une collection assez remarquable avec une certaine personnalité. Elle aime les choses très simples, surtout pas expressionnistes, qui lui donnent de la joie. Elle aime une partie de mon travail et pas une autre. Mais je ne travaille pas pour elle. Elle n’est pas du tout étouffante parce que je ne la laisse pas m’étouffer. (Il rit.) On est un couple très équilibré. Elle est très forte, elle fait son métier, je fais le mien. C’est un compagnonnage. Je pense qu’on s’apporte beaucoup. Et c’est une mère merveilleuse qui vit pour sa tribu. Vous vous occupez du domaine viticole des Davids ? De rien ! J’ai horreur de la gestion, je ne suis pas le gentleman farmer, je me cache. Le maître de chai ne savait même pas que j’existais ici. J’adore cela. Ici, c’était l’atelier secret. Je le montre très peu. Sophie, elle, vient ici une semaine par mois, c’est très lourd, les comptables, les ingénieurs, les maîtres de chai, les employés. Quand je commence une période de peinture, je disparais. Je parle peu, je rentre le soir. Parfois les proches se sentent abandonnés. Mais maintenant Sophie a compris. Elle est fascinante… Je ne serais pas là sans elle. Je serais ailleurs mais pas là. Je peux encore beaucoup plus me consacrer à mon travail grâce à elle. Je lui suis très reconnaissant des 25 ans passés avec elle. Cela aurait pu être difficile. Mais j’ai une arme, la création : l’art me rend très fort. Les ateliers sont très importants pour vous ? C’est le vaisseau spatial où je voyage. Mon atelier d’Uccle, au début c’était un grand bateau qui allait me mener au large. Je suis sur place mais je voyage. Cela me protège du bruit des gens. Parce que commencer un tableau, comme disait Arnold Schönberg, « c’est l’arène ». Tu rentres et le taureau ou le gladiateur est en face de toi. Il faut réussir quelque chose, ce n’est jamais facile. C’est un défi. J’adore ça ! La seule qui a droit de cité dans l’atelier, c’est la musique ? Il se passe quelque chose de très intime pour moi avec la musique, que j’écoute pendant 10 heures d’affilée et qui vient dans ma peinture. C’est un compagnonnage extraordinaire. Ma peinture est en complicité avec la création des hommes et avec le son. Il se passe quelque chose de fort avec le jazz en particulier, celui dont je suis le plus proche – Coltrane, Miles Davis, etc. Très jeune, j’allais une fois par semaine à la Médiathèque au Passage 44, je prenais tous les disques de musique contemporaine que je ne connaissais pas, et j’étudiais. Vers 26-27 ans, j’ai fait pareil avec le jazz. Et donc quand j’arrive ici il y a 20 ans, je vois qu’il y a un petit disquaire à Apt, Lionel Gruenais. Je lui rends visite et j’y vais toutes les semaines. Il sait très bien ce que je veux, il prépare une pile de disques et un café et je repars avec 9/10e de ce que j’ai écouté. On s’est lié d’amitié puis un jour il a fermé boutique et je ne l’ai plus revu. C’est lui qui m’a fait découvrir de très grands musiciens blancs de jazz qui ont atteint des niveaux extraordinaires comme la française Joëlle Léandre (elle sera en concert aux Davids le 9 août prochain NDLR). Que vous apporte ce lieu, ici en Haute Provence ? J’ai toujours aimé le sud, depuis ma tendre enfance. A Bruxelles, j’ai un atelier merveilleux en avril, mai et juin mais c’est une verrière intenable avec la chaleur. Bruxelles ne me va pas l’été, je n’arrive pas à peindre. Ici, il y a de l’air… Le Sud me va tant que je suis dans une nature. Viens n’était pas à la mode il y a 20 ans et ne l’est toujours pas beaucoup aujourd’hui. Et donc j’y dépose ma voiture le 20 juin et je la reprends le 20 août, et je ne sors pas d’ici.

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