Khamenei et Onfray : deux visions de l’Islam ?

Précisons d’abord que la lettre de Khamenei date du mois de novembre dernier ; mais les textes qui composent l’essai de Michel Onfray sont eux aussi antérieurs à leur publication dans ce livre et sont parus isolément dans des revues ou des magazines. Mais c’est sans grande importance ; ce qui compte, c’est qu’ils sont, l’un et l’autre, en prise avec la réalité vécue dans nos pays et qu’ils dénoncent, bien que différemment, les erreurs que nous commettons dans notre prise en compte de l’Islam. Ali Khamenei et les jeunes Occidentaux Dans sa lettre ouverte, le Guide Suprême s’adresse aux jeunes de nos pays, aux jeunes non musulmans, et se démarque d’emblée de jeu, sans la moindre ambiguïté, des terroristes qui ont semé la mort en différents points du globe. Mais, poursuit-il, la répugnance et le rejet doivent déboucher sur un dialogue et des actions : « Je suis persuadé que seuls vous, les jeunes [Occidentaux], avez la capacité de tirer des leçons des événements désagréables de ces derniers jours, afin de trouver de nouvelles voies pour construire l'avenir, et d'empêcher les déviations qui ont conduit l'Occident à sa situation actuelle. » Ces souffrances imposées par le terrorisme (Khamenei n’utilise jamais le terme d’« islamisme »), l’Islam en est victime depuis plus longtemps et de manière plus intense encore que l’Europe. Et le Guide suprême de rappeler, non sans raison, que les racines de cette violence remontent au soutien et au financement des Talibans par les Américains, à la guerre absurde et infondée menée par ces mêmes Américains, avec le soutien de l’Europe, contre l’Irak, puis la Lybie et la Syrie, et aux liens étroits entretenus par l’Occident avec les monarchies sunnites – qui sont citées comme « les protecteurs bien connus et révélés du terrorisme takfiri ». À quoi s’ajoute le soutien inconditionnel apporté par les Occidentaux au « terrorisme gouvernemental d’Israël. » [scald=976327:sdl_editor_representation] Israël est coupable de terrorisme (dans d’autres déclarations, le Guide suprême qualifie même ces actes de génocide, au même titre que ce que l’Arabie Saoudite commet au Yemen), et il est évident que, dans son argumentation, Khamenei procède par amalgames. Cela ne retire rien au fait que la politique israélienne est inacceptable et est une des causes de l’instabilité de cette région. Aucune solution à long terme ne sera dégagée si la question palestinienne n’est pas résolue et si Israël ne renonce pas à ses colonies ; ce qui est intéressant, c’est l’utilisation que l’homme le plus important d’Iran fait de cette réalité. Il s’empresse d’ailleurs de l’associer aux dégâts humains, économiques, industriels et infrastructurels infligés par l’Occident au monde de l’Islam, à travers les campagnes militaires de ces dernières années : « Cependant, on leur demande avec aplomb, de ne pas se considérer comme des opprimés. Comment est-ce qu'on peut ruiner un pays et anéantir ses villes et ses villages, et ensuite, demander aux gens de ne pas se considérer comme opprimés ! Au lieu d'inviter à ignorer ou à oublier ces catastrophes, ne serait-il pas mieux de présenter franchement des excuses ? Pendant toutes ces années, les peines dont souffre le monde de l'Islam à cause de l'hypocrisie et de la dissimulation des agresseurs, ne sont pas moindres que celles que ces dommages matériels lui ont infligées. » Pour Khamenei, la solution se trouve entre les mains de l’Occident, puisque c’est lui qui est responsable du chaos au Moyen-Orient. Il faut pour cela restaurer la sécurité et la paix, et mettre un terme à notre « mentalité belliqueuse », arrêter de distinguer le « bon et le mauvais terrorisme », le bon, pour les Occidentaux, étant celui pratiqué impunément par l’Arabie Saoudite et Israël. Il importe également que l’Occident cesse sa politique d’expansion culturelle hégémonique, qui impose une culture « belliqueuse, vulgaire et superficielle », au détriment de cultures locales « indépendantes et riches », dont elle offense les « caractéristiques les plus vénérées ». On croirait que Khamenei va évoquer ici les caricatures de Mahomet ; mais si elles sont évidemment dans le sous-texte, elles ne sont pas l’aboutissement de son raisonnement. À ses yeux, les véritables « enfants de ces liens avortés avec des cultures importées de l’extérieur » ne sont autres que les membres de Daech, et le problème dont ils sont la manifestation n’est pas de nature religieuse : « Sinon, comment est-il possible que d'une des plus morales et des plus humanitaires écoles de pensée du monde qui, dans son Texte fondamental, considère l'assassinat d'un être comme l'assassinat de toute l'humanité, naisse une ordure comme Daech » ? C’est donc la culture immorale et chaotique de l’Occident qui a fait naître Daech, elle encore qui conduit des jeunes nés et grandis en son sein à embrasser la cause du terrorisme. Khamenei a raison quand il pointe la responsabilité de l’Occident dans le chaos du Moyen Orient et sa scandaleuse duplicité qui le conduit à considérer l’Arabie Saoudite comme un allié. Raison aussi quand il appelle les jeunes Européens à faire preuve d’ouverture : prendre le temps de découvrir l’Islam véritable, refuser les raccourcis, la stigmatisation, favoriser l’intégration, le partage et rechercher la paix et la sécurité pour tous. On n’en reste pas moins face à un texte de propagande qui, dans l’ensemble, est fort peu objectif. Khamenei évite de mentionner le fait que son pays, même si l’évolution est sensible et doit être encouragée, est loin, très loin d’être démocratique. Qu’on y exécute encore à tour de bras et que la peine de mort est infligée sans discernement – sur ce point, l’Iran et l’Arabie Saoudite se disputent la première place au classement des nations les plus ignobles. Il se place en outre dans la position de la victime absolue, sans la moindre responsabilité dans le drame dénoncé, omettant de rappeler la guerre fratricide et absurde que les sunnites et les chiites se livrent depuis des siècles. Il prétend en outre que ce qui se passe aujourd’hui, avec le terrorisme islamiste, n’a rien à voir avec la religion, en général, et avec l’Islam en particulier. C’est pour le moins un raccourci discutable… Michel Onfray et l’Islam Il est peu probable que l’appel d’Ali Khamenei soit bien reçu en Europe, voire simplement pris en considération. Sans doute en ira-t-il de même pour le dernier essai de Michel Onfray, qui semble être devenu la bête noire des médias (Le Point lui consacre cependant un beau dossier). Pourtant, une fois de plus, Onfray décrypte la situation avec lucidité et intelligence, tout en formulant des propositions concrètes – coupant ainsi l’herbe sous le pied de ceux qui accusent les intellectuels de parler sans agir et qui oublient que, pour un intellectuel, la parole est l’action. Il s’interroge d’abord sur le sens que l’on donne aujourd’hui au mot « islamophobe », terme au demeurant créé par les dirigeants de la révolution islamique iranienne pour « stigmatiser tout opposant à son régime ». Le suffixe « phobe » ne signifie pas « détester » – on utilise pour cela le préfixe « mis », comme dans misanthrope –, mais « avoir peur ». Nous avons peur de l’Islam ; c’est ce que Khamenei soulève également, en invitant les Européens à surmonter cette peur et à découvrir ce qu’est véritablement la religion des musulmans. Onfray ne dit rien d’autre : la plupart des gens qui parlent de l’Islam et du terrorisme n’ont jamais lu le Coran, et encore moins les autres textes. Même Abdeslam, comme le révélait son avocat belge, n’a jamais rien lu d’autre que des commentaires du Coran sur la toile. Mais où Onfray se démarque évidemment du leader iranien, c’est quand il pointe les sourates du Coran qui invitent à la guerre, au massacre, à l’égorgement. Qui plus est, rappelle-t-il, le Prophète fut un chef de guerre, ce qui s’explique parfaitement par le contexte historique. Des intellectuels arabes font de même, qui invitent leurs coreligionnaires à reconnaître qu’il y a aussi une responsabilité de l’Islam dans les mouvances terroristes, et qu’il est impératif que, comme l’ont fait les autres religions monothéistes, les autorités religieuses fassent un travail en profondeur pour replacer ces sourates dans leur contexte et mettre en avant les sourates qui invitent à la paix. Et comme le souligne Onfray, ce n’est pas « être islamophobe que préférer la paix à la guerre » ; si l’on se réfère à la lettre du Guide spirituel, c’est au contraire être on ne peut plus fidèle au Coran. L’éducation reste la clé de voûte d’une évolution tournée vers la paix, pour tous. Pour cela, il est impératif que nos États reprennent en main le financement des mosquées, pour contrôler que l’enseignement qui y est prodigué est conforme avec nos valeurs démocratiques. Il n’est pas acceptable que ce financement soit assuré par des pays étrangers comme l’Arabie Saoudite ; aurions-nous accepté, dans les années 1930, que l’enseignement de l’allemand soit financé et contrôlé par le gouvernement nazi ? (En fait, en écrivant cette phrase, je me rends compte que, vu l’incurie séculaire de nos gouvernements, l’hypothèse n’est pas impossible…) Onfray pointe également l’erreur monumentale qui a consisté à suivre l’Amérique dans ses guerres au Moyen Orient. Des guerres qui n’ont provoqué que le chaos, qui coûtent une fortune – et comme par miracle, alors que nous devons subir une austérité de plus en plus pénible, l’argent coule à flots dès qu’il s’agit de financer des opérations militaires –, qui ont attisé la haine des populations de la région à l’encontre de l’Europe, laquelle de surcroît se comporte de manière honteuse vis-à-vis des réfugiés. Est-il cependant possible de faire marche arrière, militairement ? En politique, rien n’est impossible quand la volonté existe. La solution doit être politique, et pour ce faire, il faudra revoir nos alliances dans la région, intégrer l’Iran dans les négociations, prendre nos distances avec les monarchies du Golfe, quels que soient les intérêts économiques que nous avons à fermer nos yeux sur leur duplicité et leur autoritarisme. Il faudrait aussi avoir le courage de reconnaître que nous n’avons jamais vraiment voulu établir la démocratie dans cette région ; nous n’avons rien voulu d’autre que défendre et accroître nos intérêts économiques. Soyons modestes : si déjà nous pouvions rétablir la paix et la stabilité, aider au redressement économique de ces zones dévastées, faire pression sur Israël pour qu’une solution équitable soit mise en œuvre au profit des deux populations, israélienne et palestinienne, ce serait déjà miraculeux. Et peut-être alors l’Europe retrouvera-t-elle un peu de fierté, un peu d’indépendance et un peu de son aura…

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