De Mill à Haouach: un même combat pour rendre nos démocraties libérales?
Philippe Van Parijs fait un détour par la philosophie pour comprendre et décrypter les enjeux de l’affaire Haouach.

L’objet de cet essai est d’affirmer un principe très simple, qui doit régir absolument les relations de la société avec l’individu… Le seul motif pour lequel du pouvoir peut être légitimement exercé, contre sa volonté, sur un membre d’une communauté civilisée est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. » Ce célèbre passage de On Liberty de John Stuart Mill est souvent considéré comme formulant ce qui fait de nos démocraties des démocraties libérales. Le principe qui y est affirmé refuse à l’Etat tout droit de régenter nos comportements culinaires, sexuels, vestimentaires ou autres sauf pour éviter un préjudice à autrui. Il implique en particulier la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au sens où l’Etat doit s’abstenir d’imposer des pratiques religieuses – tout comme d’ailleurs il doit s’abstenir de les prohiber en l’absence de tout tort causé à des tiers. Dans des sociétés régies par un tel principe, des pratiques aussi inoffensives que le port d’un voile devraient donc être bien à l’abri de toute ingérence étatique.
Mais qu’en est-il du principe de la neutralité de l’Etat ? Il peut être compris comme une formulation plus exigeante du principe de Mill. Non seulement l’Etat ne peut pas prohiber des choix de vie qui ne portent pas préjudice à autrui. Il ne peut pas non plus favoriser délibérément certains choix de vie au détriment d’autres qui satisfont cette même condition. Ceci ne signifie pas que les politiques publiques ne puissent pas être guidées par des considérations éthiques, par exemple une conception de l’équité, ni qu’elles ne puissent pas affecter la possibilité de réaliser certains choix de vie, par exemple en rendant les pèlerinages plus coûteux du fait d’une augmentation du prix du kérosène. Mais le principe de neutralité interdit à l’Etat de se laisser guider par la conviction que le choix de vie d’une partie de sa population est intrinsèquement supérieur à une autre. La mise en œuvre de ce principe est variable et souvent délicate, par exemple lorsqu’il s’agit d’octroyer des subsides à des institutions religieuses, de rémunérer les ministres des cultes ou de faire de fêtes religieuses des jours fériés légaux. Mais défendre la neutralité de l’Etat en ce sens est un combat important auquel il est n’est pas inutile de consacrer vigilance et énergie.
Principe de neutralité et signes convictionnels
L’adhésion à ce principe rend-il problématique le port du foulard ou d’autres signes interprétables comme convictionnels par des employés ou mandataires des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de conducteurs de bus, d’agents de police ou de commissaires du gouvernement ? Elle le ferait s’il y avait des raisons de penser que le port de ces signes accroît la probabilité que ceux qui les portent accordent des faveurs, dans l’exercice de leurs fonctions, à des personnes partageant leurs convictions. Mais la probabilité qu’ils le fassent, bien loin d’être accrue, n’a-t-elle pas plus de chance d’être réduite, voire anéantie du fait qu’un signe indiquant ou suggérant leurs convictions religieuses est visible par tous ? Un coup d’œil sur l’expérience des pays qui n’interdisent pas de tels signes ne serait pas superflu.
Il est encore plus important de prendre la peine de s’enquérir des conséquences effectives d’une interdiction sur le sort des personnes qu’elle concerne. Dans un article largement basé sur des données belges et publié en 2016 dans la European Sociological Review, deux chercheurs d’Oxford, Aksoy et Gambetta, ont révélé un phénomène paradoxal. Sans surprise, la fréquence du port du voile islamique est fortement corrélée avec le degré de religiosité. Mais parmi les femmes à forte religiosité, le port du voile est d’autant plus fréquent que leur niveau d’éducation, leur revenu, leur taux d’emploi et leur urbanité sont élevés. Les auteurs concluent : « En Europe, le port du voile pourrait être un signe d’intégration parmi les femmes fortement religieuses : comme elles ont plus d’amis non-musulmans, les femmes fortement religieuses tendent à porter davantage le voile, peut-être pour conserver leur réputation de piété tout en étant intégrées. Bannir ou éviter certaines modalités du voile les priverait d’un moyen de leur donner plus de possibilités d’intégration. »
Une situation particulière à Bruxelles
Cette étude illustre la manière dont un changement démographique peut légitimement affecter non l’adhésion au principe de neutralité de l’Etat bien compris mais la vigueur avec laquelle il s’agit de le mettre en œuvre. L’interdiction du port du voile ne constitue qu’une transgression anodine de ce principe qu’on peut se permettre d’ignorer tant que la présence musulmane est marginale ou tant que les femmes musulmanes restent cloitrées. Mais elle cesse d’être anodine – elle peut même être gravement contre-productive en termes d’intégration – dans une situation comme celle que nous connaissons aujourd’hui, en particulier à Bruxelles, où on peut estimer qu’environ un tiers de la population est originaire de pays musulmans et où de plus en plus de femmes musulmanes ont à la fois la capacité et la volonté de participer pleinement à la vie économique, sociale et politique de leur ville et de leur pays.
Parmi les cent formidables femmes bruxelloises dont les portraits et les témoignages ornent actuellement la place de la Bourse, plusieurs portent le voile. Bruxelles et la Belgique ont besoin d’elles et de leurs compagnes qui font le même choix, y compris dans des postes visibles de représentants des pouvoirs publics. Nous pouvons être fiers de leur présence active parmi nous et du combat qu’elles mènent pour être reconnues sans avoir à renoncer à une part d’elles-mêmes. Leur combat n’est pas seulement un combat pour leur propre émancipation. C’est aussi un combat pour la protection des fondements de nos démocraties libérales, pour le respect du principe de neutralité de l’Etat en un sens qui n’en fait pas une caricature, pour la séparation de l’Etat et de l’Eglise laïque. Il est voué à réussir – et pas seulement pour des raisons démographiques.
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S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir69 Commentaires
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Posté par C Stéphane, dimanche 18 juillet 2021, 9:32
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Posté par C Stéphane, dimanche 18 juillet 2021, 9:37
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Posté par Racham John, samedi 17 juillet 2021, 13:01
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Posté par Houbart G, vendredi 16 juillet 2021, 15:42
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Posté par S M, vendredi 16 juillet 2021, 11:37
Plus de commentairesL'argumentation de m. Van Parijs souffre d'une très grosse faiblesse. A ma connaissance la catégorie dont il parle (musulmans ayant un bon niveau d'études et de revenus) est justement surreprésentée parmi les auteurs d'attentats... Ce qui ne m'empêche pas d'être d'accord avec lui lorsqu'il s'agit d'instaurer un revenus universel.
Par ailleurs la CJUE a rendu un arrêt tout récemment (voir le monde.fr). L'interdiction du voile au travail n'est pas discriminatoire dès lors qu'elle est justifiée. La neutralité de l'État étant aux yeux de la CJUE un motif valable.
Mais que voilà donc une nouvelle masturbation intellectuelle de notre Van Parijs, promoteur du "revenu de base inconditionnel .... à l'aube de ses vacances .
Stuart Mill c’était il y a deux siècles, le monde a changé depuis …
Le discours de Monsieur Van Parijs est presque émouvant de sincérité et d’amour de la liberté s’il ne se basait sur un aveuglement nécessaire mis au service d’une interprétation toute personnelle et tronquée de Mill pour défendre ce qui reste son avis. Par ailleurs, Monsieur Van Parijs ne replace pas la pensée de Mill dans son contexte… L’aveuglement nécessaire est évidemment de réduire le foulard à un éventuel signe religieux. Il ne faut surtout pas l’admettre comme l’expression d’une pensée radicale qui place toujours la femme dans une position d’infériorité sinon Monsieur Mill ne pourrait être appelé à la rescousse. En effet, lisez plutôt ce passage du philosophe : « Je crois que les relations sociales des deux sexes, qui subordonnent un sexe à l’autre au nom de la loi, sont mauvaises en elles-mêmes et forment aujourd’hui l’un des principaux obstacles qui s’opposent au progrès de l’humanité ; je crois qu’elles doivent faire place à une égalité parfaite, sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme sans incapacité pour l’autre. » Je rappelle que notre démocratie tend vers cette égalité alors que l’islamisme place toujours la femme comme le complément de l’homme. Il ne faut pas non plus voir ce foulard comme l’étendard de ceux qui veulent brider la liberté (de pensée, de parole et puis d’action) des autres et qui appellent à tuer ceux qui ont l’outrecuidance de penser autrement. Pourquoi ? Parce que, dans ce cas, on peut penser que le champion anglais de la liberté, d’après ses propres principes, aurait estimé que ces individus étaient dangereux (il les appelle des « barbares ») pour la société et aurait réclamé pour eux une coercition sociale. Comme de trop nombreux universitaires – il reste des résistants mais nettement minoritaires – Monsieur Van Parijs renverse les valeurs en même temps que la marche du progrès et présente la neutralité de l’État comme un élément rétrograde, opprimant, clivant… et le voile islamiste comme un signe d’émancipation et d’intégration. Il semble donc partager cette nouvelle définition sociale de l’individu uniquement en fonction de la théorie de l’intersectionnalité qui montre que les facteurs de domination et de discrimination sont multiples (sexe, classe sociale, couleur de peau, religion, handicap…) qu’ils peuvent se cumuler et renforcer dès lors le rejet de la personne ainsi opprimée par un pouvoir dictatorial. Le problème de la dérive de cette théorie (car il existe, hélas, le délit de « sale gueule »), c’est de toujours présenter l’individu incriminé comme victime et l’État comme coupable, quoi que la personne avance comme idées ou quoi qu’elle ait fait. Je rappelle qu’il existe aussi des individus noirs, pauvres, musulmans et peut-être amputés d’un membre qui sont des criminels ou qui répandent des idées liberticides. Monsieur Mill est aussi l’auteur de cette célèbre phrase : « La liberté des uns s’arrête où celle des autres commence. » Accouplée à la nécessité de neutralité de notre État (s’il veut apparaître impartial) et à la liberté de culte et de son expression garanties chez nous, cette phrase de Mill peut s’interpréter de la manière suivante : un individu a aussi parfaitement le droit de ne pas être exposé à l’expression permanente du culte de l’autre. Surtout quand cet autre est fonctionnaire, représentant… de l’État. Enfin, je peux me tromper, mais je vois Monsieur Van Parijs plus prompt à défendre la liberté de porter un voile sur sa tête au nom d’un totalitarisme (ne lui en déplaise) qu’à défendre le droit de garder simplement sa tête sur ses épaules au nom de la liberté d’expression. On demande à Mill ce qu’il en pense ?