Les films cultes qui ont marqué Cannes : «Délivrance» de John Boorman

En 1972, le président Nixon va tout faire pour être élu à un deuxième mandat. La guerre froide bat son plein. Les Etats-Unis sont embourbés dans la guerre au Vietnam et vont vivre l’un des plus gros scandales politiques avec l’affaire du Watergate. C’est dans ce contexte que sort Délivrance, film choc de John Boorman. Dans une Amérique divisée, en colère contre ses institutions. Près de cinquante ans après sa sortie, c’est dans un contexte d’insurrection, avec les images du Capitole violé, qu’on revoit le film. Similitude effrayante de cette Amérique fracturée, en colère, souillée de l’intérieur… Si on se limite au pitch du film, basé sur le roman éponyme écrit en 1970 par James Dickey, c’est un survival oppressant : Quatre Américains de la middle-class – Ed le bon père de famille, Lewis le surhomme, Bobby le bon vivant et Drew l’intellectuel (inoubliablement incarnés par Jon Voight, Burt Reynolds, Ned Beatty, Ronny Cox) – entreprennent la dangereuse descente en canoë d’une rivière tumultueuse au nord de la Géorgie avant qu’un barrage ne la transforme en lac… Ce qui s’annonçait comme une expédition entre amis dans une nature indomptée, loin de l’aliénation du monde moderne, vire au cauchemar. Voyage au bout de l’enfer… Révélant les instincts le plus archaïques de l’homme en perte de toute moralité, Délivrance dépasse largement le stade du film d’aventures pour une vision viscéralement sombre et désenchantée de la société américaine. Pas vraiment baba-cool. [scald=28292189:sdl_editor_representation] Une Amérique fracturée Très vite, les héros de ce Koh-Lanta du dimanche croisent des gens du coin, des montagnards consanguins, pauvres, isolés, en marge, qui ont gardé le contact avec la nature et les traditions. D’un côté, quatre citadins sûrs d’eux, de l’autre des ruraux oubliés du système, symbole d’une Amérique profonde en grande misère sociale. Deux mondes s’opposent. Cette rencontre génère l’une des scènes culte, celle du duo musical avec la guitare et le banjo. On pense un instant que le dialogue s’établit par la musique et la danse mais le refus de l’adolescent musicien de prendre la main tendue de Drew en détournant le regard exprime la profonde fracture qui existe au cœur de l’Amérique. Pour Boorman, il n’y a plus de communication possible. Les quatre amis sont là pour faire un break et se reconnecter à la nature. La beauté des paysages laisse vite place aux dangers prévisibles de ces lieux sauvages mais aussi à la violence bestiale de deux chasseurs locaux. Boorman fait voler en éclats le mythe du bon sauvage par une scène de viol d’un des quatre aventuriers (une première dans l’histoire du cinéma). La fable écologiste en prend un coup. Dans un état de survie en milieu hostile, l’homme retrouve ses instincts primitifs, devient un loup pour l’homme. Et nos quatre « civilisés » abandonnent toutes valeurs morales. Cela renvoie à la fragilité de l’humanité, du système. Où va l’Amérique contemporaine qui n’a pas su trouver l’équilibre entre progrès et nature ? C’est la question que pose Boorman, qui filme des épaves de voiture en bord de rivière, fait exploser des roches et remet en cause le mythe de la nature idyllique vénérée par le mouvement hippie. La réalité est plus sombre, désenchantée, brutale, beaucoup moins aimable. John Boorman sort son film en 1972 (certaines scènes d’action ont vieilli mais le film reste admirablement construit, avec une puissance viscérale) et il parle autant à l’Amérique d’aujourd’hui, avec son rêve écorné, ses héros au bord du gouffre, ses instincts de violence archaïque, ses valeurs bafouées. Au risque de déranger, le cinéaste met tout simplement l’homme face à sa propre condition. Dans sa forme la plus brute.

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