Et maintenant? Mentalités et législations commencent à changer

Difficile de ne pas voir d’hypocrisie dans tout ça. Les griefs à l’encontre de Woody Allen datent de 1992, quand sa compagne Mia Farrow a informé le parquet de ses soupçons d’abus sexuel sur sa fille. L’affaire a fait tellement de bruit que même Chalamet, né en 1995, en a forcément entendu parler. Même si l’on admet la version de Polanski, il s’agissait d’un homme de 43 ans et d’une adolescente de 13 ans sous l’emprise de drogues De même pour Polanski, qui s’est enfui des Etats-Unis en 1978 de peur que le procureur ne respecte pas l’accord auquel ils étaient parvenus et ne le mette derrière les barreaux. Rien de plus facile que de trouver les déclarations de Samantha Geimer sur internet. La jeune fille y décrit de manière détaillée ce que le réalisateur lui a fait malgré ses protestations. Même si l’on admet la version de Polanski, selon laquelle Geimer aurait menti et le rapport sexuel aurait été mutuellement consenti, il s’agissait d’un homme de 43 ans et d’une adolescente de 13 ans sous l’emprise de drogues. On ne peut pas considérer sérieusement qu’il y ait eu consentement. Ça n’a pas empêché Polanski de présider les jurys des festivals de Cannes et de Venise. Ni de recevoir un Oscar pour Le Pianiste en 2002. Il n’a pas pu être présent pour sa remise, car entrer sur le territoire américain lui aurait valu une arrestation. Pourtant, le verdict de l’Académie a été accueilli par un tonnerre d’applaudissements. L’hypocrisie n’est toutefois pas l’apanage du monde du cinéma. Lisa Bloom – la même qui s’est offusquée de la libération de Cosby – est devenue conseillère juridique de Weinstein en 2016. Et bien qu’elle ait renoncé à exercer cette fonction après la publication de Farrow, Jodi Kantor et Megan Twohey ont montré qu’elle avait aidé le producteur à discréditer ses victimes. Juste avant son licenciement d’Amazon, Roy Price a également rejoint la clientèle de Bloom. Business as usual ? #MeToo n’a-t-il finalement été que de la poudre aux yeux ? La question se pose. D’autant qu’une fois retombée la poussière remuée, les affaires semblent avoir repris leur cours habituel. Fin mai, le portail Variety annonçait que Kevin Spacey avait obtenu son premier rôle dans un film depuis les accusations à son encontre. Quelques jours plus tard, le festival de cinéma de Cracovie programmait un film sur la jeunesse de Roman Polanski et de Ryszard Horowitz (qui a reçu le prix du public). A la même époque, les spectateurs italiens pouvaient découvrir au cinéma le dernier film d’Allen, Rifkin’s festival, une nouvelle production grassement subventionnée promouvant les villes européennes, en l’occurrence Saint-Sébastien. [scald=28312728:sdl_editor_representation] La libération de Cosby, l’un des hommes les plus influents condamnés pour agression sexuelle, a été la cerise sur le gâteau. Est-ce qu’en moins de quatre ans, #MeToo s’est transformé en un cuisant échec ? Il ne faut pas se contenter de changer de mentalité, mais aussi de législation et de procédures Ne nous emballons pas. Cosby n’a pas été innocenté, mais seulement libéré en raison de vices de procédure. La Cour suprême de Pennsylvanie a annulé le jugement rendu en 2018 parce qu’en 2005, dans le cadre de la négociation d’un accord avec Andrea Constand, le procureur a promis à l’acteur qu’il ne serait pas condamné pour son agression à l’encontre de celle-ci. Et Constand était la dernière victime de Cosby pour laquelle le délit n’était pas prescrit. L’affaire Cosby peut sembler être un échec pour #MeToo, mais elle ne fait que confirmer ce que disent les activistes du mouvement depuis le début : la réglementation en vigueur ne protège pas suffisamment les victimes d’agressions sexuelles. Surtout quand les auteurs sont des hommes célèbres, riches et importants. Il ne faut pas se contenter de changer de mentalité, mais aussi de législation et de procédures. [scald=28312729:sdl_editor_representation] Et c’est ce qui se produit petit à petit. Depuis #MeToo, une partie des Etats américains – parmi lesquels New York, la Californie, le New Jersey et la Virginie occidentale – ont modifié leur législation relative à la prescription des crimes sexuels, et tout le pays est secoué par un débat sur la pertinence de la prescription en matière de harcèlement sexuel et de viol. Plus d’une dizaine d’Etats ont rendu plus difficile la conclusion d’accords qui réduisent les victimes au silence. Certains ont augmenté le délai de signalement d’un harcèlement sexuel au travail. En France, au Japon, en Suède... Les choses changent également dans d’autres pays. En 2018, la France a fait du harcèlement de rue une infraction passible d’une amende et a modifié l’âge du consentement légal de manière à ce que tout rapport sexuel avec une personne de moins de 15 ans soit considéré comme un viol. Au Japon aussi, où les rapports sexuels avec des personnes de plus de 13 ans sont actuellement légaux, un débat est en cours sur le relèvement de cet âge. En Suède, #MeToo a impulsé en 2018 la promulgation d’une loi qui considère comme viol tout acte sexuel sans accord explicite. La semaine passée, le parlement espagnol a adopté une loi similaire. Il est important de mettre les violeurs sous les verrous, parce que leurs victimes ont droit à la justice. Mais il est encore plus important qu’un changement fondamental d’approche des violences sexuelles et de la violence en général ait lieu ; que l’on comprenne que leur auteur n’est pas toujours un bandit guettant dans une ruelle sombre un couteau entre les dents, mais parfois aussi un supérieur, un copain ou un partenaire ; que l’on réalise que les personnes qui la subissent ont souvent besoin d’années pour pouvoir commencer à en parler, et que souvent, elles ne sont pas alors perçues comme des personnes équilibrées, sympathiques et exemplaires. Et qu’elles ne devraient pas avoir à l’être pour mériter la considération. [scald=28312731:sdl_editor_representation] Cosby a 83 ans. Trois années en prison après 80 ans, ça peut représenter la moitié du temps qu’il vous reste à vivre Tamara Green fait partie des femmes qui ont commenté la libération de Cosby. Elle a connu l’acteur au début des années 70, où elle l’a aidé à rassembler des fonds pour le cabaret qu’il voulait ouvrir. Un jour où elle avait attrapé un rhume, il lui a donné une pilule en lui disant qu’il s’agissait d’un médicament. Quand elle a commencé à perdre connaissance, il l’a ramenée chez elle et l’a violée. En partant, il a laissé deux billets de cent dollars sur la table. Green, aujourd’hui juriste, a dit aux journalistes qu’elle acceptait la décision du tribunal, en soulignant le fait que Cosby n’avait pas été innocenté. Elle a reconnu que, même si elle compatissait avec les autres victimes, elle n’était pas effondrée. Elle a déclaré que « s’il avait 35 ans et qu’il sortait au bout de trois ans, je serais outrée, incontestablement. Mais il a 83 ans. Trois années en prison après 80 ans, ça peut représenter la moitié du temps qu’il vous reste à vivre. J’espère qu’à présent, il sera assez intelligent pour faire bon usage de sa célébrité. » Je n’ai pas sa foi en l’être humain. Mais dans l’immédiat, il me suffit que Cosby ne fasse plus de victimes. Et que, si quelqu’un d’autre se comporte comme lui, sa victime soit entendue. [scald=28312730:sdl_editor_representation] Dans la série documentaire Catch and Kill, disponible sur la plateforme HBO GO, Ronan Farrow réalise des entretiens avec des femmes qui ont décidé de parler : la modèle Ambra Battilana Gutierrez, les actrices Rose McGowan et Rosanna Arquette, ainsi que les anciennes assistantes de Weinstein Rowena Chiu et Zelda Perkins. Quand il leur demande pourquoi elles s’y sont décidées, la plupart d’entre elles répondent la même chose : « Pour que ce qui m’est arrivé n’arrive pas à d’autres femmes ». #MeToo ne réparera pas le mal déjà fait. Mais il peut éviter qu’il en soit fait davantage.

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