Ismaël Debjani, itinéraire d’un mec bien

Il considère sa présence à Tokyo comme « l’aboutissement de (sa) carrière ». « Aller une fois aux Jeux olympiques, c’est mieux que d’aller dix fois aux championnats du monde. Je rêve de pouvoir dire un jour à mes futurs enfants que j’y étais, pour qu’ils soient fiers de moi ! » Ismaël Debjani, 1,70 m pour 56 kg, a presque la voix qui tremble. Ce mardi, à 31 ans, il va enfin découvrir les JO lors des séries du 1.500 m et c’est comme s’il se retrouvait devant le Père Noël en train de triturer sa liste de cadeaux. Il n’y croira, dit-il, que quand il sera sur la piste, juste avant le coup de pistolet du starter. Comme il n’a vraiment cru à sa sélection pour Tokyo que quand il a réussi le minimum olympique en battant son record de Belgique, le 12 juin à Genève (3.33.06) alors que sa place semblait assurée via le ranking mondial. « Cela me stressait », dit-il. « Même si tout indiquait que j’étais suffisamment bien placé, j’avais peur de ne pas y arriver. Tout se bousculait dans ma tête. Je me disais que si je ne me qualifiais pas, j’allais devoir arrêter l’athlétisme, parce que j’allais perdre mon contrat, mes sponsors et, du coup, je n’allais plus pouvoir rembourser mon crédit hypothécaire… Du coup, quand j’ai reçu ma valise olympique du COIB, bien avant mon départ, je l’ai immédiatement remplie de vêtements pour ne pas qu’on me la reprenne ! » Sa hantise de l’échec vient en partie de sa sélection manquée il y a cinq ans pour les JO de Rio. A l’époque, avec deux ans d’athlétisme « sérieux » dans les jambes, il avait réussi le minimum olympique une semaine trop tard, lors de la Nuit de l’athlétisme, à Heusden. « Cela m’a marqué plus que je ne le pensais », avoue-t-il aujourd’hui. A l’époque, il n’avait pas débarqué depuis longtemps dans le milieu. Après avoir longtemps fait de l’athlétisme en dilettante, en allant de course sur route en course sur route, il avait fallu que sa mère l’encourage à rejoindre un club d’athlétisme pour soigner son oisiveté pour qu’il daigne se bouger. Affilié un peu contraint au Cercle royal athlétique de Charleroi (Crac), pas trop loin de son domicile de Jumet, il allait y faire ses premières armes avant de filer au Cercle athlétique du Brabant wallon (CABW) dont il porte aujourd’hui toujours les couleurs. [scald=28320343:sdl_editor_representation] C’est en 2017 qu’il a vraiment explosé en battant, à Hengelo, son premier record de Belgique du 1.500 m en 3.33.70, « un moment inoubliable ». Une performance qu’ils étaient peu nombreux à avoir vu venir et qu’il a longtemps traînée comme un boulet parce qu’elle a fondamentalement changé son statut et qu’il a eu du mal à l’assumer. « Tout à coup, j’ai décroché un contrat de sportif de haut niveau à l’Adeps, j’ai reçu une voiture, j’ai été inondé de vêtements de la part de mon équipementier. C’était trop beau et trop fort pour moi, j’avais l’impression de ne pas être à ma place, presque d’avoir commis un hold-up… Moi qui ai toujours été éduqué dans la discrétion, la simplicité et l’humilité, j’étais gêné de mener subitement la belle vie. Après le divorce de mes parents, nous avons vécu de l’aide sociale pendant quatre ans ; ça n’a pas été simple tous les jours. Du coup, j’avais peur qu’on me critique. » Depuis, à l’aide d’un psy, il a appris à gérer ce qui s’apparentait au syndrôme de l’imposteur. « Il m’a dit qu’il fallait que j’assume mon statut. Maintenant, je le vis plutôt bien. Mais je suis resté le même. » A Charleroi, sa ville qu’il défend bec et ongles, sa popularité est plutôt étonnante mais méritée. « Tout le monde autour de moi est fier que je sois aux Jeux ; c’est chouette de voir cet engouement ». Il n’est pas rare pour lui de recevoir entre 500 et 1.000 « likes » lorsqu’il poste une photo, souvent avec une pointe d’humour déjanté, sur les réseaux sociaux, où il est très actif. Quand il boucle une séance d’entraînement sur la piste du stade Jonet, il accepte généralement d’effectuer son « retour au calme » en compagnie des joggeurs qui le lui demandent. « C’est naturel, cela ne me coûte rien et peut-être que certains se retrouvent en moi ». L’an dernier, il a mis sur pied un stage d’athlétisme pour des enfants défavorisés de sa région pendant les vacances d’été, baptisé le « Debjarun ». Si la participation était gratuite, grâce au soutien de la ville et de quelques sponsors, lui a payé de sa personne en compagnie de sa mère, Nadia, son frère, Bilal, et sa sœur, Dalila. « C’était la moindre des choses que de renvoyer l’ascenseur à ceux qui ont aidé ma famille quand nous étions dans le besoin. On remettra ça après les Jeux ! » Le clan Debjani est aujourd’hui entièrement dévoué à la carrière d’Ismaël. « C’est notre PME ! », dit-il. Son frère gère l’extra-sportif, sa comptabilité, ses contrats et joue régulièrement au taxi. « Je lui demande toujours conseil ». Sa sœur assume régulièrement le poste de coach en jouant les lièvres… sur sa trottinette lors de ses longues séances d’endurance. Quant à sa mère,… elle joue son rôle de mère ! « Elle est très présente, très protectrice », raconte-t-il avec affection. « Elle ne veut pas que je m’entraîne de trop, me dit de plus me reposer et c’est parfois un sujet de dispute ! Après la course de Genève où je m’étais qualifié pour Tokyo, elle voulait que je lève le pied puisque mon but était atteint ! Il lui arrive aussi de m’acheter des bonbons. « Tu as besoin de sucre, non ? » me lance-t-elle quand je lui dis que ce n’est pas vraiment l’alimentation idéale d’un sportif de haut niveau… » A l’entraînement, il travaille sous les ordres du discret Christophe Dumont, rencontré il y a onze ans déjà. « Il est très strict, un peu rigide, mais ça paie. Il me fait bosser très dur, je crois qu’il y en a peu qui pourraient tenir ce rythme. On s’est déjà pris la tête, mais si je suis ici, c’est aussi à lui que je le dois. » Ses expériences des grands championnats, jusqu’ici, n’ont guère été convaincantes. En 2017, aux Mondiaux de Londres, il s’est fourvoyé tactiquement et a été sorti en séries pour quelques centièmes alors qu’en 2019, après avoir été blessé, il n’a joué aucun rôle significatif à Doha. On se souvient aussi de sa disqualification malheureuse et un peu injuste, pour obstruction, à l’Euro en salle de Glasgow, en 2019, alors qu’il avait terminé sa série dans la foulée du prodige norvégien Jakob Ingebrigtsen. Et, comble de malchance, la seule fois où il a fini dans le top 8, à l’Euro de Berlin 2018, c’était le même jour que la victoire de Nafi Thiam à l’heptathlon et les 2e et 3e places de Kevin et Jonathan Borlée sur 400 m et c’est à peine si on l’a remarqué. « L’Adeps m’a demandé de finir dans le top 16 à Tokyo ou de courir en moins de 3 min 33 cette année pour que mon contrat soit reconduit. Jusqu’ici, j’ai quand même fait une bonne saison, non ? Mon objectif, ici, c’est d’abord de passer les séries ; après, ce sera un quitte ou double. » Quoi qu’il arrive, il tournera le dos au 1.500 m à la fin de la saison. « J’en ai fait le tour, j’ai envie de nouveaux objectifs ». Il veut s’attaquer au 5.000 m qu’il estime plus abordable pare ce que « l’entraînement, c’est surtout du volume. Je veux devenir le n°1 belge sur cette distance et je le serai. Un chrono de 13 min 13 (NDLR : le record personnel actuel d’Isaac Kimeli), ça ne me fait pas peur ! » On l’avait déjà connu moins bravache !

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