Jackie Joyner-Kersee: "Entre Nafi Thiam et Katarina Johnson-Thompson, c'est la plus solide sur le plan mental qui émergera"

Elle aurait évidemment aimé être là, à Tokyo, aux premières loges. Mais comme tous les candidats spectateurs étrangers, Jackie Joyner-Kersee est bloquée chez elle, à Saint-Louis, dans le Missouri, pendant ces Jeux olympiques et doit se réfugier devant son petit écran. A 59 ans, la double championne olympique 1988 et 1992 de l’heptathlon, la seule de l’histoire à avoir conservé son titre – et à en décrocher deux –, toujours détentrice du record du monde avec 7.291 pts depuis les JO de Séoul, continue de suivre de près cette épreuve qui l’a consacrée. Comme tout le monde, elle se réjouit de voir l’affrontement tant attendu entre Nafi Thiam, la championne olympique en titre, et la Britannique Katarina Johnson-Thompson, la première à l’avoir battue depuis son triomphe de Rio, lors des Mondiaux 2019 de Doha. « Je suivrai leur duel de très près, bien sûr, mais aussi les épreuves d’Allyson Felix (400 m et relais) et de Sydney McLaughlin (400 m haies) qui sont entraînées par mon mari, Bob Kersee, et je serai la première supportrice de toute l’équipe américaine ! » Tout en ajoutant : « L’athlétisme est le plus grand de tous les sports. Toujours ! » Jackie, comment avez-vous vécu cette période si particulière pendant la pandémie ces derniers 18 mois ? Je travaille pour un centre communautaire à Saint-Louis et nous avons pu continuer à aider de nombreuses familles mais en respectant à la lettre les mesures sanitaires imposées par la ville. Des mesures que j’ai également respectées sur le plan personnel. Nous avons évidemment subi une période de confinement, mais je ne l’ai pas trop mal vécue, moi qui voyage énormément en temps normal ; ça m’a permis de passer enfin du temps en famille. Mon premier et seul déplacement depuis mars 2020, je l’ai effectué fin juin 2021 pour me rendre aux sélections olympiques, à Eugene ! A cause du covid, les Jeux ont dû être repoussés d’un an. Pensez-vous que cela a une influence sur les performances que l’on y voit ? Un sportif à l’habitude de travailler en fonction d’un calendrier et d’un certain schéma et ceux-ci ont forcément été bousculés. Pour continuer à travailler, il a fallu parfois se montrer très créatif, soigner autant l’aspect mental que physique, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose. Si la pandémie a une influence sur les JO, celle-ci sera, selon moi, positive. Le report à 2021 aura permis aux athlètes de mieux récupérer après les Mondiaux de Doha, qui avaient été tardifs en 2019. Et pour ceux qui étaient blessés, c’est forcément une aubaine d’avoir eu plus de temps pour se soigner. Le seul danger, c’est que certains soient surentraînés ; à eux de trouver le bon équilibre. Nafi Thiam s’apprête à défendre son titre olympique mais dans l’histoire des Jeux, vous êtes la seule à y être parvenue. Pourquoi est-ce si compliqué ? Il faut être malin dans la manière d’aborder un heptathlon et ne pas laisser les attentes des autres vous envahir, vous mettre la pression. Il faut être prête, tant mentalement que physiquement, à aller au bout de soi-même, être concentrée pour pouvoir réussir ce pour quoi vous avez travaillé, et les choses se mettent naturellement en place. En ce qui me concerne, je me concentrais prioritairement sur ce qu’il fallait que je fasse pour gagner, et le reste suivait. De vos deux titres, lequel est celui qui vous a procuré le plus de satisfaction ? J’ai du mal à choisir entre celui qui m’a permis d’émerger et celui où j’ai confirmé, une année après m’être blessée aux Mondiaux 1991, à Tokyo. Mon but a toujours été d’atteindre les 7.000 points, parce qu’on me disait que je n’en serais pas capable. Du coup, c’était un objectif. Je n’ai jamais voulu me mettre de limites, j’ai toujours voulu performer au plus haut niveau. [scald=28322519:sdl_editor_representation] Pourquoi personne n’a encore réussi à vous imiter en gagnant deux titres olympiques ? Je ne sais pas… C’est peut-être parce que, sous l’influence de mon mari, j’ai toujours considéré l’heptathlon comme une épreuve à part entière. Au départ, pourtant, si ça n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais fait que du saut en longueur ! J’étais également très bonne sur les haies. Mais Bobby (NDLR : son mari) a insisté pour que je fasse de l’heptathlon et à partir de là, celui-ci a toujours eu la priorité sur les épreuves individuelles et je ne me suis jamais entraînée qu’en en fonction de l’hepta. Le danger en épreuves combinées, c’est de s’emballer quand on est bon dans une épreuve et de délaisser les autres. Parce que ce qui compte pour réussir un bon heptathlon, c’est aussi ce que l’on gagne dans ces autres épreuves où on est un peu moins performant : la force, la mentalité, le caractère, la détermination. Je le répète, il faut trouver le bon équilibre. Lors des Mondiaux de Doha, il y a un peu moins de deux ans, Nafi Thiam a été devancée par Katarina Johnson-Thompson. Cette dernière a-t-elle aujourd’hui un avantage psychologique ? Une athlète ne doit jamais se focaliser sur une autre mais sur elle-même. On ne sait jamais tout à fait où en est la concurrence. L’important, c’est de faire ce que l’on a à faire. Dans ce cas particulier, on pourrait dire, effectivement, que Katarina a l’avantage psychologique, mais le fait qu’elle soit championne du monde en titre peut aussi lui mettre plus de pression. Ce sera « tout le monde va s’attendre à ce que je gagne » contre « maintenant, c’est moi l’outsider » ! Cela peut aller dans un sens ou l’autre. C’est ce que dit Nafi, qui n’est pas mécontente de ne plus avoir l’étiquette de la favorite et de l’avoir refilée à Katarina… Exactement. Je suis d’accord avec elle. Maintenant, elle va pouvoir se concentrer sur ses performances. Je me souviens que quand je disputais un heptathlon, si j’étais un peu moins bien sur une épreuve, tout le monde me tombait dessus et me demandait ce qui n’allait pas ! Alors que j’étais parfois tout simplement fatiguée ! De toute façon, Nafi un statut incontestable : elle est championne olympique, a été championne du monde, et ça ne s’oublie pas. KJT a été longuement blessée cet hiver… Oui, j’ai appris qu’elle avait été blessée au tendon d’Achille. C’est ennuyeux pour les épreuves de sauts… Elle n’a pris part qu’à deux ou trois petites compétitions au début du mois de juillet. N’est-ce pas un gros désavantage d’arriver aux Jeux sans s’être véritablement testée ? L’avantage des épreuves combinées, c’est que l’on s’y entraîne tellement dur que l’on peut arriver à un grand championnat sans avoir pris part à une compétition auparavant. Les tests que je faisais à l’entraînement m’indiquaient généralement si j’étais prête. Je m’entraînais très intensivement pour arriver au championnat en sachant jusqu’où je pouvais aller. En 1996, avant les Jeux d’Atlanta, je me suis blessée à l’ischio et j’ai très vite compris que cela n’irait pas (NDLR : elle a abandonné après le 100 m haies, la première épreuve de l’heptathlon, avant de décrocher la médaille de bronze en longueur). Voyez-vous une autre athlète venir jouer les trouble-fête aux côtés de Nafi et de KJT ? Sur papier, non. Je pense que pour l’emporter, il faudra être capable d’atteindre les 7.000 points ou plus et les autres devront gagner entre 150 et 200 points pour arriver à ce total. Il peut aussi y avoir une surprise. Mais ce que j’espère vraiment que Nafi et Katarina seront à leur top physiquement parce que la bataille entre la championne olympique et la championne du monde peut être grandiose. Et qui voyez-vous l’emporter ? (Mmmmm) C’est difficile à dire, parce que je ne sais pas où en est Katarina. C’est un gros point d’interrogation parce qu’on ne « joue » pas avec une blessure au tendon d’Achille. Au-delà de ça, je pense que, après avoir été devancée par elle aux Mondiaux de Doha, Nafi aura peut-être un peu plus « faim » que Katarina, qui sera, elle, très attendue en tant que championne du monde… En tout état de cause, je pense qu’il faudra tourner autour de 4.000 points le premier jour. Avez-vous une préférence personnelle pour l’une d’entre elles ? (après une longue hésitation) Je les aime toutes les deux, mais je préférerais que Nafi s’impose. Pourquoi ? Le fait qu’elle provienne d’un petit pays, qui n’a pas la tradition des épreuves combinées comme la Grande-Bretagne, peut-être… Ou le fait de l’avoir vu souffrir du coude aux Mondiaux de Doha et de l’avoir vu réagir en championne et se battre jusqu’au bout. Mais nous avons affaire à deux athlètes exceptionnelles qui vont s’affronter et c’est ce qui passionne les gens. Selon moi, c’est celle qui fera le moins d’erreurs et qui sera à son meilleur niveau dans ses épreuves de prédilection qui l’emportera. Celle qui sera la plus solide mentalement, aussi. Nafi donne l’impression d’être très confiante. Elle a récemment déclaré qu’elle sera difficile à battre. C’est l’état d’esprit qu’il faut avoir avant une compétition comme les Jeux ? Tout à fait. Cela veut dire qu’elle se sent bien et qu’elle sera dangereuse. Elle a plusieurs armes. Katarina en a aussi, mais dans les épreuves de courses et de sauts, où le fait de souffrir du tendon d’Achille est pénalisant. Elle a également indiqué que l’or n’était pas une obsession pour elle, parce que cela lui ferait perdre la moitié de ses capacités. Etes-vous d’accord avec elle ? Quand on fait quelque chose, c’est avant tout parce qu’on aime le faire. C’est sans doute un moyen pour elle de préserver son équilibre. Quand on est trop obsédé par quelque chose, il arrive souvent qu’on ne performe pas comme on voudrait le faire. Donc, oui, je suis d’accord avec elle. Comment avez-vous fait pour établir un record du monde à 7.291 points, qui tient toujours 33 ans plus tard, lors des JO de Séoul ? On dit généralement que l’horaire des grands championnats ne favorise pas les gros totaux… Quand j’étais en compétition, je ne pensais jamais aux points ou au record du monde. Tout ce qui m’importait, c’était de maximaliser ce que j’étais capable de faire lors de chacune des sept épreuves. Ce que j’essayais de faire avant tout, c’était de gagner. Le total, je ne le regardais qu’à la fin. J’ai appris cela à Séoul, sur 100 m haies, la première des sept épreuves, où j’ai failli tomber parce que je voulais absolument battre le record du monde de cette épreuve dans un heptathlon. J’ai compris qu’il fallait que je me concentre sur les sept épreuves, pas que sur une seule. A partir de là, à part à la hauteur, où j’ai eu la chance que personne n’a brillé, j’ai été à mon meilleur niveau tout au long des deux journées, au plus fort de la pression. C’était ma force. Certaines brillent à l’entraînement, où elles ont plusieurs occasions de le faire ; moi je le faisais en compétition, où on n’en a qu’une seule. Pourquoi, alors que d’autres grandes heptathloniennes vous ont succédé au palmarès des Jeux, ce record tient-il toujours ? Je n’en ai aucune idée ! Aujourd’hui, cependant, je pense que Nafi et Katarina sont capables de l’améliorer, surtout si elles arrivent à reproduire leur meilleur total dans leurs épreuves de prédilection, celles où elles font la différence. Mais pour cela, il ne faut pas qu’elles y pensent ! Je le répète, quand j’entamais un heptathlon, c’était avant tout pour le gagner. Si on avait additionné les points que j’aurais récoltés en réussissant mes sept records personnels, j’aurais terminé avec plus de 7.600 points (NDLR : 7.636) ! Finalement, quand j’y pense, mon record du monde n’est pas si fameux que cela ! (elle s’esclaffe)

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