Gigi Buffon: «J’ai le sentiment d’être un artiste»

Une vie de solitaire. En effet, Gianluigi Buffon, dit Gigi, en est à sa cinquième vie en tant que gardien de but. Parme, Juventus, Paris Saint-Germain, encore la Juventus, puis encore Parme. Il y a un an, il m’avait confié qu’il avait le physique d’un trentenaire, mais l’esprit qui oscillait entre la mélancolie d’un septuagénaire et la joie insouciante d’un adolescent de 13 ans. Et il avait tenu des propos presque prémonitoires au sujet d’Andrea Pirlo, qui venait alors d’être nommé entraîneur de la Juventus : « Il est presque un frère, je suis à la fois heureux et inquiet pour lui », avait-il confessé. Aujourd’hui, je le retrouve à l’aube de son 44e anniversaire, qu’il fêtera le 28 janvier prochain, en partant du principe que nous ne parlerons pas de football, mais de son obstination à continuer à faire partie de ce monde. Il précise immédiatement qu’il ne s’agit en aucun cas d’une forme d’arrogance : « Avant de me décider, j’ai écouté mon esprit, afin de voir si j’avais encore l’énergie nécessaire pour relever ce défi. J’ai ensuite écouté mon cœur, car sans cœur, on ne peut rien gagner, même pas une partie de briscola (NDLR : jeu de cartes traditionnel italien). » Mais quand on arrive au bord du précipice, il est facile d’y tomber. Vous avez déjà souffert de dépression. Vous n’aviez pas peur de resombrer face au traumatisme que représente la retraite ? Vous savez, ça fait déjà un moment que, dans ma tête, je suis passé à autre chose. J’ai beaucoup d’autres centres d’intérêt et j’ai hâte de leur donner l’espace qu’ils méritent. Je suis protégé par mes enfants, mes amis, mes sœurs, mes parents et j’ai la chance d’avoir à mes côtés une femme, une épouse, une partenaire et une amie comme Ilaria. La dépression est un lointain souvenir qui m’est même devenu cher, car ce tourment m’a permis d’apprécier l’intensité de chaque moment d’une journée. Quand on a l’habitude d’être sur le devant de la scène, il peut être difficile d’accepter de se retrouver sur le banc de touche. C’est aussi arrivé à Dino Zoff. Au cours des deux dernières années, j’ai montré que je savais être réaliste. Je suis une personne à la fois simple et compliquée qui se nourrit de rêves, même si beaucoup d’entre eux se révèlent être des illusions ou des utopies. Je suis très ému de pouvoir rejouer à Parme. C’est là que se trouvent mes racines, ce maillot est comme taillé pour moi. [scald=28332200:sdl_editor_representation] Vous avez trois fils : Louis Thomas, David Lee et Leopoldo Mattia. Vous avez pris cette décision avec eux et pour eux ? Je dois vous avouer que mes enfants avaient d’autres ambitions pour moi. Vous savez, ils ont vu leur super papa jouer dans l’équipe nationale, avec la Juve et le PSG. Ils avaient du mal à m’imaginer dans un contexte différent, mais je pense qu’en grandissant, ils comprendront qu’il est bon de savoir prendre du recul. Ils vont maintenant avoir quatorze, douze et six ans. Je dois dire que je suis fier d’eux et de la relation que nous avons construite. Quelle Juventus avez-vous laissée derrière vous ? La Juve se porte bien, elle est en très bonne santé et peut compter sur un grand gardien de but. Essayez de me comprendre : j’ai le sentiment d’être un artiste et si je n’ai pas voulu arrêter, c’est parce que je crois qu’un artiste aura toujours l’envie de faire étalage de son talent, tant qu’il en est encore capable, pour sa satisfaction personnelle et par narcissisme aussi. Vous retrouvera-t-on bientôt à Turin dans un rôle de gestionnaire ou de soutien technique ? Non, aucun arrangement n’a été pris en ce sens. Je retourne en Série B pour la deuxième fois. J’y étais déjà à l’âge de 28 ans, alors que j’étais un gardien de référence mondiale, alors pourquoi ne pas y retourner à 43 ans ? Comme, en 2006, j’ai choisi la Juventus, j’ai aujourd’hui choisi Parme. Je pourrais également jouer en première division, cela ne changerait rien à ma valeur. La plupart du temps, cependant, ce sont les autres qui déterminent notre place dans le monde. Mais non ! Si vous attendez les autres, vous êtes foutu, comme me l’a appris ma belle-mère. Vous êtes le seul à pouvoir vous valoriser, les autres auront toujours tendance à vous diminuer. Je ne rigole pas. Je ressens le poids des années, mais comme Zelig, j’ai la capacité de passer en un clin d’œil d’un discours dément à ce que je pense être une analyse assez profonde. Mais comment vos muscles réagissent-ils ? Pour l’instant, comme le chantait si bien Lucio Battisti, nessun dolore (aucune douleur, NDLR)…, mais nous sommes début août. Je ne sais pas dans quel état je serai en novembre. Quel souvenir gardez-vous de votre première expérience à Parme ? C’est là qu’a commencé ma vie, celle d’un jeune garçon en état de semi-liberté désireux de faire ses preuves sur un terrain autre que son propre nid. C’est à Parme que j’ai atterri après avoir pris mon premier envol. Ce club m’a élevé, protégé, et m’a souvent pardonné mes erreurs. Je me suis comporté bizarrement, c’est vrai, et j’ai été sévèrement critiqué pour certains de mes comportements sur et en dehors du terrain, mais le jugement des autres est souvent un poison qu’il faut apprendre à ignorer si l’on ne veut pas se retrouver intoxiqué. A votre âge, vous pouvez enfin répondre à cette question : jusqu’où s’étendent vos sympathies politiques à droite ? Oui, oui, oui… au fil des années, j’ai fait l’objet des accusations les plus fantaisistes, insensées et offensantes. Ils ont dit : Buffon est un fasciste. Je ne sais pas quoi répondre, si ce n’est que je me sens et me suis toujours senti fier de représenter mon pays. J’ai toujours pensé que les gens devaient être égaux devant la loi, mais pour moi, un homme intelligent vaut mieux qu’un homme stupide, un homme honnête vaut mieux qu’un homme malhonnête, et un homme capable vaut mieux qu’un homme incapable. Je comprends et je pense qu’il est juste, humain et chrétien de donner un coup de main à ceux qui en ont vraiment besoin, mais sans créer de situations d’embarras, de malaise ou même de conflit entre ceux qui sont nés en Italie et ceux qui y ont immigré. Il ne s’agit pas pour moi d’idées de droite ou de gauche, mais plutôt de paramètres personnels qui m’aident à m’orienter. Si je devais me définir sur le plan politique, je dirais que je suis un « anarchiste-conservateur ». Quel nouveau record sportif cherchez-vous à atteindre ? Je suis désespérément en quête de la saison parfaite, une saison sans aucun but encaissé. L’équipe d’Italie est championne d’Europe, un titre que l’on doit surtout à Donnarumma. Quelles sont les principales qualités de votre héritier ? Son physique, son talent et sa personnalité. Où vivrez-vous votre sixième vie ? Je ne sais pas, peut-être dans un endroit qui saura encore me surprendre. J’avoue que je n’aurais jamais cru pouvoir atteindre l’âge de 43 ans avec une telle intégrité physique et mentale. Le plus beau cadeau que je me suis fait a été celui de me surprendre moi-même. Je mettrai en pratique ce que mes enfants m’ont écrit le jour de leur anniversaire : ton soutien nous a donné la capacité de croire en nous, nous nous sentons plus forts en sachant que nous avons à nos côtés une personne aussi courageuse que toi pour nous aider. Et j’espère que je pourrai continuer à rire de moi-même et des erreurs que je ferai.

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