Jan Segers: «On a tout vécu, tout donné sans s’en rendre compte»

Avec Jan Segers, l’éditorialiste du Laatste Nieuws, nous faisons le même « job » depuis dix ans. Nous avons toujours beaucoup échangé sur notre métier, nos journaux, la Belgique, les Flamands et les francophones, et nos vies. Mais, il y a un an, il m’a envoyé un SMS dans lequel il m’écrivait : « Je suis out pour un temps indéfini, j’ai fait un AVC, je ne sais plus lire, me concentrer. Je ne sais pas de quoi sera faite la suite. » Sa signature a soudain disparu des colonnes de son journal pour n’y réapparaître que tout récemment. Durant ces derniers mois, nous avons beaucoup communiqué et, fin juin, nous nous sommes donné rendez-vous dans son jardin près de Gand autour d’un plat de pâtes – une évidence pour celui qui voue depuis des années une passion à l’Italie. Jan a quitté son poste d’éditorialiste, coupé avec l’adrénaline et renoncé à l’envie de « peser », d’influencer, tout en gardant un lien étroit avec l’écriture et son journal. Des décisions imposées par les médecins mais aussi par ce « tête-à-tête » avec lui-même, ses proches et ses envies. Que retenons-nous des épreuves de la vie ? Comment vivre « après » un choc personnel ? Qu’est-ce qui fait au fond l’équilibre d’une existence ? Qu’est-ce qui « compte » in fine ? Jan s’est raconté durant deux longues heures. La lucidité, la douceur et la sérénité de celui qui faisait et défaisait le monde politique flamand il y a un an encore, étaient époustouflantes. Cette interview d’un homme « comme les autres », et journaliste comme moi, fut un moment de partage totalement généreux. Elle nous met soudain sans barrière face à ce moment traversé par tous ceux et celles, si nombreux, que la vie rappelle soudain un jour brutalement à l’essentiel. Jan, votre vie a basculé il y a un an suite à un accident cérébral ? C’était il y a un an, le 14 juillet. J’étais derrière mon bureau dans la mansarde où je travaille normalement, en train d’écrire un éditorial et soudain j’ai eu l’impression que ma jambe dormait, puis le pied, et cela ne disparaissait pas. Après deux minutes, je me suis fait du souci car tout le reste du côté droit était paralysé. C’était très étrange : j’étais assis mais je n’arrivais plus à garder mon équilibre. Après 5 minutes, je me suis senti très mal, j’avais le sentiment que j’allais mourir. Je n’avais plus la lucidité de faire quoi que ce soit, je subissais totalement ce qu’il m’arrivait. Je ne savais rien faire, même avec la main gauche. Après encore 10 minutes, cela a commencé à disparaître et je suis arrivé de nouveau à bouger un peu, à sentir mon genou et ma jambe. Je suis allé à l’hôpital de Gand où je suis resté trois jours et ils ont conclu à un infarctus cérébral. Je me sentais de nouveau bien, je parlais et je bougeais comme si rien ne m’était arrivé. Les spécialistes m’ont dit que 5 ou 6 facteurs à mon âge pouvaient déclencher cet infarctus mais je ne répondais à aucun : pas de tabac, pas de surpoids, rien d’héréditaire, pas de cholestérol excessif et ma pression artérielle était normale. Le stress ? C’était le 7e facteur. J’ai eu beaucoup de chance, mais aussi de malchance car ils ne savaient pas à quoi c’était dû et ne savaient pas quoi faire. Une semaine plus tard, je suis allé manger un petit bout avec ma femme au bord de la Lys et je me suis senti de nouveau mal. Le matin, j’avais fait une première petite promenade depuis mon alerte. J’avais ressenti que ma jambe traînait, je savais que ce n’était pas bon mais je n’avais pas osé le dire à Anne-Marie. Sur cette terrasse, je me suis effondré sans plus aucune force dans les jambes. À l’hôpital universitaire, ils ont conclu à une hémorragie : cette fois, c’était très clair. Comme après la première attaque, je parlais et je bougeais à nouveau normalement mais les médecins m’ont dit que j’avais de la chance : j’avais été victime d’une dissection – une déchirure dans le vaisseau sanguin central – et pas d’un anévrisme. Or, la dissection est un type d’hémorragie plus rare qu’on constate plus fréquemment chez des gens sans prédisposition, mais avec une chance sur deux seulement de survivre. Et parmi ceux qui survivent, la moitié est paralysée jusqu’à la fin de leurs jours. J’étais dans le bon quart et dans ce quart-là, parmi les meilleurs. Vous réalisez tout de suite que cela va changer votre vie ? Oui. J’étais très inquiet car je connaissais les pourcentages de ceux qui font une troisième ou une quatrième attaque. Mais je n’en faisais pas un drame non plus. Je savais tout faire physiquement, ma motricité était bonne. Mais les médecins m’ont dit : « Cela aura des conséquences dont tu ne te rends pas encore compte aujourd’hui. Dans les mois à venir, peut-être même dans un an, tu vas voir que beaucoup de choses auront changé dans ta vie, ta façon de penser et de te comporter. » Les premiers mois qui ont suivi la deuxième attaque, j’ai surtout subi ce qui m’arrivait. J’ai remarqué un manque absolu de concentration et d’attention. Au début, je ne savais pas lire mon propre journal, même pas le sport ! J’écoutais un homme politique ou un académique durant 15 secondes au JT, mais j’étais incapable de répéter ce qu’il avait dit. Or, comme journaliste, on s’est entraîné à cela : écouter, lire, résumer, tirer les conclusions. Je n’y arrivais plus. Vous aviez peur ? Oui, car personne ne pouvait me garantir que cela pouvait revenir. Le neurologue disait : « On a mille cas, tous différents. On ne sait pas prédire ce qui va s’aggraver ou s’améliorer. » Quelles consignes avez-vous reçues ? Des médicaments pour le reste de la vie, ce n’est pas un drame, tant de gens en prennent. Beaucoup plus de repos. Je dormais peu et mal avant tout cela. Les médecins me l’ont dit : « 4 à 5 heures par nuit, ce n’est pas assez. » Je suis très lent et j’ai toujours écrit mes articles très tard, jusqu’à 22-23 heures. Je continuais ensuite et j’allais dormir sans être relax. Puis je me réveillais à 6 h en écoutant les nouvelles immédiatement. Je supportais très bien le stress. Les deadlines quotidiennes, le bouclage, je m’en foutais ! L’actualité à tout moment, pff, laisse venir ! Mais depuis cette attaque, je suis hypersensible, je ne supporte plus ce qui fait trop de bruit, ce qui va trop vite, ce qui est grande masse. Je recherche le silence, le calme. J’aime être seul. J’en ai besoin et si je n’ai pas cette tranquillité, cela va mal. De temps en temps, même si on est seulement à deux, il faut que je sorte, que j’aille me promener, seul avec moi-même. Dans l’article du « Laatste Nieuws » où vous avez révélé aux lecteurs ce qu’il vous était arrivé, vous décriviez la difficulté et le danger causés par la pression du métier, les deadlines quotidiennes, les shots d’adrénaline ? Dans ce métier, tu es toujours occupé, même si tu es en congé. Quand tu écris des éditos, tu ne peux pas te permettre de faire du demi-travail et de ne pas être impliqué 7 jours sur 7. Chaque week-end, cela me prenait 8 à 10 heures de lire tous les journaux. Je les ai encore tous mais aujourd’hui, il y a des week-ends où je ne les ouvre plus ou à peine. Évidemment, je suis moins informé qu’avant. On a trop vécu, on a tout donné sans s’en rendre compte. On était là, mais les années ont passé, on a beaucoup travaillé en étant chaque jour mentalement impliqué. On s’est beaucoup indigné, irrité aussi. On est quand même engagé personnellement dans ce qu’on écrit. Eh oui, cela ne passe pas inaperçu : cela marque ton corps, ton esprit. L’hémorragie cérébrale n’est pas due directement à la vie que j’ai menée, mais je doute que cela n’ait aucun rapport. Vous regrettez de ne pas avoir fait autrement avant ? De ne pas avoir pratiqué la méditation, le yoga ? J’ai toujours été sceptique à cet égard. Je me suis toujours moqué des entreprises qui conseillaient à leurs employés de faire un quart d’heure de je ne sais pas quoi. Bon, cela a changé, je me rends compte. Aujourd’hui, ma vie comprend différents aspects. Primo, ce que je peux encore faire car permis par les neurologues. Secundo, ce que je suis encore capable de faire. Physiquement, je me sens mieux qu’il y a deux ans, je suis plus en forme mais c’est l’énergie mentale et intellectuelle qui me manque. Je n’ai pas récupéré cette capacité de résumer des textes, des conclusions, d’absorber de la matière. J’étais une éponge pendant 30 ans, je faisais quatre choses à la fois, eh bien, aujourd’hui, je n’en suis plus capable. Tertio, il y a ce que je veux encore faire. Et là, cela a changé aussi. Déjà avant je ne dirais pas que j’avais des doutes, mais je commençais à me fatiguer de la vie politique. Après 16 ans de journalisme sportif, 16 ans de journalisme en politique, je me posais déjà des questions sur le milieu dans lequel je travaillais. Cela a été accéléré par ce qui m’est arrivé. Quel a été le « deuil » le plus difficile à faire, la perte la plus lourde à assumer ? Il y a beaucoup de choses qui ne me manquent pas : le statut, le prestige, le contact avec les gens qui comptent soi-disant (il sourit). L’adrénaline du quotidien non plus car je ne peux plus la supporter. J’ai beaucoup perdu mais je me demande si je n’ai pas gagné beaucoup plus encore. C’est un grand cliché, mais on se rend quand même compte de sa vulnérabilité, de sa mortalité et on tire des conclusions. Vos deux fils vous ont fait des reproches sur votre vie d’avant ? Non, jamais. Ils ont toujours eu l’habitude d’un père, mais aussi d’une mère qui travaillent beaucoup – ma femme est responsable Benelux pour le marketing digital de TUI. La vie ne vous avait pas épargné les deux dernières années : votre papa est décédé par euthanasie volontaire pour souffrances psychiques intolérables – vous avez écrit un très beau et long texte à ce sujet –, puis votre maman. Cela a pu jouer un rôle ? Les deux dernières années ont été dures. Je ne dirais pas que j’avais digéré, mais que j’avais le sentiment d’avoir bien fait. Cela avait beaucoup exigé de ma femme et de moi, mais ce sont des chapitres différents de ma vie. Comment passe-t-on sa vie en renonçant à ce qui a fait son existence d’avant ? Je ne dirais pas que j’étais devenu un homme dur et sans empathie. Mais on était dans notre propre monde, emportés par quelque chose qu’on croyait plus grand et plus important. Je ne renie rien et je ne dis pas que je me suis occupé de choses fausses ou futiles. Ce n’était pas le cas : c’était important. Mais à côté, il y a quand même quelque chose qui mérite la même attention, le même temps. Être là pour les gens qui en ont besoin. Le contact avec tes proches, pas seulement physiquement mais avec toute l’attention qu’ils méritent. Mes fils, leurs copines et ma femme en premier lieu qui était là dans le combat pour la mort de mon père, lors du décès de ma mère. C’est un cadeau. Prendre du temps pour écouter des choses, pour voir changer les saisons – ce dont je ne m’étais jamais aperçu – me passionne. Je n’ai jamais regardé les plantes mais maintenant, je vérifie toutes les deux heures si l’agapanthe est en fleur. J’ai beaucoup appris du bouquin de Christian Streiff – J’étais un homme pressé. C’était comme une copie : le PDG de Peugeot Citroën PSA jusqu’à 2008-2009 a eu exactement la même chose que moi à deux ou trois reprises. Qu’est-ce qui vous aide le plus aujourd’hui ? Le silence, la solitude au sens littéral, ne rien faire, être au calme, la répétition, les routines : tout ce que je n’ai jamais fait. Aller me promener sans compter mes pas. On mesure tout dans la vie – qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que je dois encore faire, qu’est-ce que je ne fais pas. Après 30 ou 35 ans de journalisme, je me dis qu’il n’est pas défendu de changer un peu de mentalité. Ou de dire « cela a été assez ». De toute façon, tout mon corps et tout mon esprit me le disent : ne recommence plus, ne tombe plus dans les pièges du passé.

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