Zucchero: «Je suis plus libre que jamais»

Un chapeau sur la tête, forcément, une longue veste noire et un sourire en coin un rien moqueur. Zucchero, la star italienne, 60 millions d’albums, des dizaines de collaborations prestigieuses, est l’invité du Soir à l’occasion de la sortie de son douzième album studio, Black Cat, déjà numéro 1 dans son pays. Une heure d’interview sans tabou pour un artiste aussi international que profondément attaché à ses racines émiliennes. Votre dernier album, Black Cat, est très contrasté dans le bon sens du terme : beaucoup de joie et beaucoup de mélancolie à la fois ; beaucoup de références à vos racines italiennes et beaucoup d’ouverture sur le monde. C’est vrai. Tout ça me résume un peu, en fait. Mais j’ai toujours le sens de l’ironie, des paroles à double sens, un peu pour dédramatiser tout ce qu’on vit pour l’instant. Ma musique, ce sont des racines émiliennes, un amour du blues, beaucoup d’influences des Etats-Unis ou de Cuba. C’est un drôle de mélange, parfois, mais c’est moi ! Ce mélange se retrouve parfois dans une seule chanson, où vous mélangez votre dialecte local, l’italien et l’anglais. Et ça fonctionne plutôt bien. Depuis tout petit, j’ai été baigné à la fois par la musique italienne, parfois traditionnelle, mais aussi par Ray Charles, Aretha Franklin, Otis Redding. Le fait d’aimer tout cela m’a beaucoup aidé dans mon éducation musicale, et ça s’est complété par la suite quand j’ai commencé à faire des tournées et à découvrir d’autres musiciens, d’autres influences. Aujourd’hui, à 60 ans, je suis dans le fond le fruit de tous ces mélanges. Je me suis toujours beaucoup ouvert aux autres musiciens sans jamais oublier mes racines. Un peu, humblement, comme mon ami Pavarotti, qui était une star internationale, qui chantait au Metropolitan Opera et qui, quand il revenait chez lui à Modène, jouait aux cartes avec ses amis d’enfance. Je résume cela en disant qu’il était « mentalement à 360 degrés » : il était citoyen du monde tout en restant très attaché à ses racines. Il a toujours été un modèle pour moi, même si je n’arrive évidemment pas à sa cheville. A un moment, sur la scène internationale, vous chantiez plus souvent en anglais, mais désormais, vous êtes revenu à l’italien. Pourquoi ? Parce que je crois que c’est la musique qui parle. La musique a déjà un langage propre. Quand j’ai compris cela, j’ai arrêté de vouloir traduire toutes mes chansons en anglais. Aujourd’hui, je les chante en italien et c’est très bien comme ça. J’ai été marqué à vie par une rencontre à San Francisco, où je peaufinais un album. J’ai été accueilli dans une villa par un couple de gouvernants qui s’occupaient de moi, me faisaient à manger, etc. De purs Américains. Avant de partir, je leur ai offert un album, en italien et le lendemain, le mari m’a dit : « cette chanson (NDLR : Diamante) m’a beaucoup ému, elle m’a fait penser à ma grand-mère ». Alors qu’il ne comprenait pas les paroles. Je ne l’ai jamais oublié. Tout comme le compliment de Miles Davis, qui fut la première star avec laquelle j’ai collaboré : il a écouté ma chanson et m’a dit : je la joue avec toi, mais tu dois la chanter en italien. Quand il m’a dit ça, c’est comme si tout l’univers s’ouvrait devant moi. En outre, le chant lyrique, en italien, est connu à travers le monde, dès lors, pourquoi par la musique populaire ? Vous avez, dans votre carrière, multiplié les collaborations prestigieuses, de Sting à Clapton, de B.B. King à Tom Jones et cette fois encore, on trouve une chanson de Bono et deux morceaux avec Knoplfer sur votre dernier album. Comment expliquer ce « réseau » incroyable ? C’est sans doute en partie l’œuvre de mes origines émiliennes, où les gens sont très ouverts et ont tout le temps envie de partager les choses. En outre, ma musique est elle aussi très ouverte sur le monde. Mais toutes mes collaborations professionnelles sont nées de rencontres individuelles, de volonté de travailler ensemble et pas de décision de managers ou de maisons de disques. Il y a toujours eu de l’alchimie particulière dans les rencontres que j’ai faites. D’ailleurs, je suis plutôt fidèle à ce niveau : ma relation avec Bono par exemple, dure depuis très longtemps. Le texte de Bono, justement, concerne les attentats de Paris. Comment est née cette chanson ? Pour dire la vérité, j’avais déjà écrit la musique et je l’ai donnée à Bono avant les attentats, quand il venu en Italie. Et puis, pendant un mois, je n’ai pas eu de nouvelles, je pensais qu’il n’aimait pas. Et un jour, après les attentats, il m’a appelé en me disant qu’il était très choqué et qu’il avait écrit un texte sur les attentats. Un texte sur Paris, c’est vrai, mais à vocation universelle. C’est le thème de la capitulation, de la réaction face à l’horreur. En l’occurrence, la réaction des pays européens après les attentats pourrait être une réaction sécuritaire avec le danger de la montée des populismes. C’est vrai et c’est terrible. Je crois qu’en se fermant sur soi-même, on ne va nulle part. C’est peut-être une phrase utopique, mais pourtant, je suis convaincu qu’on ne répond pas à l’horreur par l’horreur. Ce n’est pas la solution, cela ne n’a jamais été. Je sais que ce n’est pas un problème facile, c’est évident, mais perdre nos valeurs d’ouverture serait terrible. Vous vous sentez Européen aujourd’hui ? Depuis toujours, je me sens citoyen du monde. L’Europe, c’était une belle idée, mais j’ai l’impression qu’elle s’est perdue en chemin par ces temps troublés. En Italie, on a le sentiment, peut-être faux, que l’Europe nous a un peu abandonnés dans le dossier des migrants. On manque aujourd’hui d’un projet fort, innovant et vraiment commun. Dans vos chansons, depuis longtemps, vous parlez de la religion avec ironie. Désormais, il y a des artistes qui meurent pour ça… C’est vrai, mais mon ironie est plutôt gentille. Vous savez, je suis né pas très loin de Brescello, le village de Don Camillo et Peppone. J’ai toujours vécu dans une famille de communistes, mais qui avaient du respect pour l’Eglise. En tout cas la base, les curés de campagne qui avaient un rôle social fort. Par contre l’Eglise en tant que pouvoir, l’Eglise des riches, elle m’a toujours fait peur… Le nouveau Pape, d’ailleurs, essaie d’un peu changer cette image. On verra s’il réussira. De votre côté, quel message, si vous en avez un, voulez-vous faire passer avec vos chansons ? Je ne veux pas donner de leçon ou de règle à suivre, je n’en ai ni la compétence, ni la volonté. Mon art, c’est de faire passer de l’émotion, de parler de liberté, d’essayer d’ouvrir les gens à de nouveaux sons, de nouvelles musiques. Et de faire réfléchir de temps en temps. L’idéal, c’est d’avoir une chanson avec deux niveaux de lecture : l’émotion pure et, derrière, un peu de réflexion. Difficile, en Belgique, de ne pas poser la question à un artiste comme vous : que pensez-vous de Stromae ? Je ne le connais pas personnellement, mais je me suis intéressé de près à sa musique, j’ai fait traduire ses textes pour mieux les comprendre et je trouve qu’il s’agit d’un artiste complet, innovant, à la fois léger et profondeur, très théâtral, charismatique. Des artistes comme ça, il en naît un tous les cent ans ! J’aimerais vraiment travailler avec lui. Comment se porte l’Italie aujourd’hui ? Elle a tourné pendant 20 ans autour de Berlusconi et je ne pense pas que ce fut un bien. Quand il est arrivé au pouvoir, j’ai arrêté d’aller voter. Aujourd’hui, il y a Renzi, beaucoup d’énergie, beaucoup de discours avec la volonté de changer l’Italie. Le fera-t-il ? Je n’en sais rien. C’est difficile de le définir pour l’instant, il est une fois à gauche, une fois à droite, je ne vois pas encore très clair avec lui. Et je ne crois pas qu’il soit de gauche. Mais je ne vois pas non plus d’alternative sérieuse à Renzi. Aujourd’hui, j’ai 60 ans et je me demande si dans le fond, l’Italie n’est un pays ingouvernable. Un pays d’anarchie, mais en même temps d’ouverture et d’hospitalité. J’ai voyagé partout dans le monde mais je suis heureux, encore, de vivre en Italie, même si nous sommes ingouvernables ! A 60 ans, vous avez encore le Diable en vous, pour paraphraser une de vos chansons ? Plus que jamais ! Et plus qu’à 20 ans. Personne ne voulait de ma musique, je devais élever des enfants, j’avais des responsabilités familiales, etc. Aujourd’hui, tout va bien pour moi et tous les miens : je me sens plus libre qu’avant. Et mon défi, c’est de réussir la grande tournée qui m’attend, qui commencera aux Arènes de Vérone en septembre et qui me conduira pour la première fois en Asie. Une nouvelle terre à explorer, à 60 ans.

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