La condition inhumaine selon Victor Hugo
L’œuvre fleuve de Victor Hugo met le génie littéraire au service de la défense d’une humanité broyée par l’injustice. Elle donne une postérité aux damnés de la terre et de la mer. Leurs cris n’ont pas fini de résonner.



En 1848, Victor Hugo monte à la tribune de l’Assemblée nationale constituante. Il lance aux parlementaires de la toute neuve Deuxième République française : « Le XVIIIe siècle a aboli la torture, le XIXe siècle abolira sans doute la peine de mort ».
Chez Victor Hugo, Robert Badinter aime retrouver l’étincelle du combat qu’il a emporté il y a tout juste quarante ans, alors que la peine de mort trouvait encore un large appui dans l’opinion publique française. Le 9 octobre 1981, le Journal officiel publiait la loi qui abolissait la peine capitale. L’avocat Badinter devenu Garde des Sceaux venait de gagner sa plus belle plaidoirie, une victoire emblématique de l’ère Mitterrand. Lors de récentes commémorations organisées au Panthéon, Emmanuel Macron s’est engagé à « relancer le combat pour l’abolition universelle », au plan mondial donc, avec une « rencontre au plus haut niveau », début 2022.
Ce n’est bien sûr pas Victor Hugo qui a « inventé » l’abolition de la peine de mort. Il est question de tordre le cou à l’application la plus extrême de la loi du Talion depuis le milieu du XVIIIe siècle, moment où le juriste Cesare Beccaria Bonesana mit en doute l’efficacité de l’exécution capitale dans Des Délits et des Peines. « Il me paraît absurde que les lois, qui sont l’expression de la volonté publique, qui détestent et punissent l’homicide, en commettent un elles-mêmes, et que pour éloigner les citoyens de l’assassinat, elles ordonnent un assassinat public », écrit ce Milanais qui préfère l’esclavage perpétuel à la mort. L’idée fait son bonhomme de chemin dans différents cénacles. En 1768, le grand-duché de Toscane abolit la peine capitale. Le royaume de Tahiti en fera de même en 1824.
« Le signe spécial et éternel de la barbarie »
Mais la France du docteur Guillotin, elle, n’est pas près de ranger la « veuve » au musée. Le 15 septembre 1848, lorsque Victor Hugo prononce son discours abolitionniste devant la Constituante, la peine capitale va de débats en déboires. Le moment est néanmoins important, car il s’agit de donner à la (très brève) Deuxième République sa Constitution : « Qu’est-ce que la peine de mort ?, lance à ses pairs l’écrivain devenu parlementaire. La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. Ce sont là des faits incontestables. » Hugo reproche à ses opposants de vouloir continuer à exécuter les criminels de droit commun. « Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort », conclut-il.
Cet engagement n’a rien de neuf pour l’écrivain français. En 1829, Victor Hugo écrit Le Dernier Jour d’un condamné qu’il renonce d’abord à signer. En un long monologue intérieur, le meurtrier qui attend le bourreau livre ses souvenirs, ses angoisses, ses regrets, ses souffrances, son rejet au ban de l’humanité. C’est en traversant peu auparavant la place de l’Hôtel-de-Ville, à Paris, où le bourreau graissait la guillotine en prévision d’une exécution, que l’auteur a conçu ce roman à thèse, descendu par une partie de la critique, salué en revanche par Sainte-Beuve et Alfred De Vigny. La force de son plaidoyer réside dans le choix d’avoir anonymisé le personnage du condamné, un homme comme les autres livré à la mort pour un crime quelconque, ce parti pris renvoyant le lecteur aux grands principes plutôt qu’au simple récit. Hugo veut servir l’universel.
Victor même pas mort
Victor Hugo est né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris. Poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique français, il reste dans nos souvenirs comme ce grand-père immortalisé par Nadar, lourd d’une vie de convictions et de travail.
Et pourtant, Victor n’est pas mort. Ses craintes et ses combats assurent le relais posthume. En témoigne ce sondage Ipsos/Le Monde qui, en 2020, donnait 55 % de Français favorables au rétablissement de la peine capitale. Depuis, Eric Zemmour leur a donné raison, même s’il estime qu’il y a tout de même d’autres priorités. « Je ne pense pas qu’on ait bien fait d’abolir la peine de mort. Philosophiquement, j’y suis favorable », tranche le polémiste.
Aujourd’hui, Le Dernier Jour d’un condamné est toujours étudié dans les lycées français. L’œuvre présente l’avantage d’être accessible par sa concision, là où Les Misérables pèsent leurs 365 chapitres, un par jour. Les deux récits poursuivent cependant un objectif commun. « Dans ses romans, explique Jean-Marc Hovasse qui a consacré une ample biographie à l’écrivain français, l’ambition est de s’adresser à tout le monde, aux érudits comme à ceux qui ont un accès plus limité à la culture. Le but de Victor Hugo a toujours été d’élever le niveau de ses lecteurs. Enormément d’ambition est venue de son humanisme. Il était contre la littérature de pur divertissement, même s’il en connaissait les ficelles ».
Ses livres se sont énormément vendus de son vivant et par la suite, avant que le cinéma ne prenne le relais. En 1956, le réalisateur Jean Delannoy donne une nouvelle jeunesse à Notre-Dame de Paris, avec pour acteurs principaux Gina Lollobrigida et Anthony Quinn. La musique, la comédie musicale, le théâtre, des jeux vidéos : tous récitent aujourd’hui du Victor Hugo, adaptant et réadaptant au fil des années cette œuvre aux airs de conte défait, mêlant critique sociale et heroïc fantasy dans l’ostentation d’un amour difforme.
En 2019, l’incendie de Notre-Dame a remis le roman de Victor Hugo à l’honneur. 40.000 euros ont été récoltés grâce à la vente de l’édition Gallimard du classique hugolien et donnés à la reconstruction de la cathédrale gothique. L’histoire renvoie ainsi ses balles. En 1831, alors que paraissait Notre-Dame de Paris, Hugo critiquait le sort réservé au monument parisien. « C’est ainsi qu’on agit depuis tantôt 200 ans avec les merveilleuses églises du moyen âge, écrivait-il. Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le prêtre les badigeonne, l’architecte les gratte, puis le peuple survient, qui les démolit… ».
Hugo défenseur du patrimoine, défenseur des petits et des opprimés, défenseur de l’âme humaine. Hugo le réaliste-idéaliste, le romantique, le croyant. Hugo l’auteur pulsionnel d’une œuvre romanesque ambitieuse, d’une poésie lyrique, de romans à thèse, de pièces de théâtre (Cromwell, Hernani ou encore Ruy Blas), de mémoires et de carnets de voyage. Hugo raconte, digresse, s’emporte. Hugo est une bête de travail littéraire.
De l’écriture à la politique
En 1848 toutefois, il passe de l’écriture à la politique. Elu parlementaire, il appuie la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la Deuxième République. L’homme qui se revendique de la descendance de Napoléon Ier lui paraît alors « distingué et intelligent ». Ce sont les premières élections depuis 1792 à se dérouler au suffrage universel masculin. Et comme Victor Hugo tient le vainqueur d’Austerlitz pour un héros et un génie – son père Joseph Léopold Sigisbert Hugo a été maréchal de camp sous le Premier Empire –, il soutient logiquement le dernier prince impérial Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. Pari gagné. Mais rapidement la brouille s’installe entre le parlementaire et le nouveau chef de l’Etat, peut-être en raison de dissensions sur l’enseignement. Contre l’Eglise et ses soutiens, Hugo défend l’école laïque. Hugo le conservateur se fait de plus en plus progressiste.
Après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 qui fait de Louis-Napoléon Bonaparte le nouveau Napoléon III et marque l’avènement du Second Empire, Victor Hugo devient l’un de ses plus farouches opposants. Il doit se cacher et quitte la France pour la Belgique. Il est proscrit. On connaît la suite. Hugo s’installe à la Grand-Place de Bruxelles durant huit mois. Son premier pamphlet contre le nouvel empereur – Napoléon Le Petit – incite les autorités belges à lui demander de quitter le territoire durant l’été 1852. C’est le début de l’exil pour Jersey et Guernesey. Hugo ne rentrera en France qu’après la bataille de Sedan (1870) qui marque la défaite de la France face à la Prusse. C’est la fin du Second Empire et le début de la IIIe République.
A plusieurs reprises, l’écrivain a parcouru la Belgique en tous sens, ponctuant ses visites de comptes rendus au style très hugolien. Mais c’est à Jersey, en 1852, qu’il écrit son célèbre poème L’expiation. Waterloo et sa « morne plaine » tiennent la vedette dans ces vers passionnés, bien qu’à cette époque l’auteur n’ait toujours pas mis les pieds sur le champ de bataille.
« Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France. »
« Ouvrez-moi, je viens pour vous »
Waterloo est aussi l’endroit où, en 1861, Victor Hugo termine les Misérables, son roman le plus fort, le plus emblématique, le plus universel. Dans la préface, il plante un décor qui n’a pas vieilli : « Tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus (…) tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. »
A son éditeur italien Daelli, Hugo écrit que « Partout où l’homme ignore et désespère, partout où la femme se vend pour du pain, partout où l’enfant souffre faute d’un livre qui l’enseigne et d’un foyer qui le réchauffe, le livre Les Misérables frappe à la porte et dit : Ouvrez-moi, je viens pour vous ».
Pour Victor Hugo, « la misère est le vêtement du genre humain ». En 1871, le déclenchement de la Commune de Paris prête une scène aussi spectaculaire que réelle à l’histoire romancée de Jean Valjean, de Cosette et de Javert. L’auteur prend fait et cause pour les Communards qu’il propose d’accueillir à Bruxelles où il est venu régler la succession de son fils Charles. Les autorités belges sont furibardes, l’affaire tourne à la polémique, fait des vagues dans la presse et au parlement. Hugo est prié de quitter le pays. Le 1er juin 1871, il prend le train et se réfugie à Vianden au Luxembourg où il écrit L’Année terrible, qui contient ses poèmes dédiés aux insurgés : Les Fusillés et À ceux qu’on foule aux pieds.
L’œuvre de Hugo est immense. Par la production, par le talent, par l’extraordinaire empathie dont l’auteur fait preuve pour les damnés de son époque et pour sa capacité visionnaire. Plus d’un siècle et demi après la sortie des Misérables, un être humain sur six reste confronté à la faim, les violences faites aux femmes sont dénoncées chaque jour, la moitié des pauvres de la planète sont des enfants.
Damnés de la mer
Damnés de la terre, mais aussi damnés de l’océan comme dans Les Travailleurs de la mer, ce roman inspiré par le nouvel univers de celui qui durant ses dix-neuf années d’exil va regarder la France depuis les îles Anglo-Normandes. La mer devient, écrit l’essayiste Simon Leys, « une compagne, une inspiratrice, un objet de contemplation quotidienne, attentive et passionnée ». Elle est ce théâtre homérien où bouillonnent des éléments tout au service de dieu, obstinés dans leur volonté de ramener l’homme à sa piètre condition de mortel. Une brindille insignifiante dans le maelström du monde.
La peine, la misère, l’injustice… Et pourtant, Hugo est un indécrottable optimiste. Ses critiques les plus acerbes lui reprochaient de ne pas penser, tant il croyait dans le progrès et la capacité de l’homme à évoluer vers un meilleur. Le poète Leconte de Lisle le qualifiera de « bête comme l’Himalaya ». Le temps a démontré que Victor Hugo avait raison sur bien des choses. Beaucoup de ses détracteurs sont tombés dans l’oubli.
Cette lucidité, cette prémonition, cette inclination à saisir l’homme dans son universalité, accompagnent le lecteur tout au long de l’œuvre hugolienne.
« On ne choisit ni son origine, ni sa couleur de peau
Comme on rêve d’une vie de château quand on vit le ghetto
Naître l’étau autour du cou comme Cosette pour Hugo (…) Sortir d’en bas, rêver de déchirer ce tableau », chante Calogero et Passi dans Face à la mer.
Victor Hugo n’a pas fini d’inspirer.
Pour poster un commentaire, merci de vous identifier.
Vous n’avez pas de compte ? Créez-le gratuitement ci-dessous :
S'identifier Créer un compteQuelques règles de bonne conduite avant de réagir1 Commentaire
Cet article sur Hugo est admirablement bien écrit…