Gilles Lipovetsky: «Gardons-nous du fétichisme de l’authenticité»

L’authenticité. Notion fétiche de notre temps, elle est en passe de devenir un droit subjectif, dont les territoires ne cessent de s’étendre : de la nourriture à la mode ou des destinations touristiques aux choix de vie. Dans son dernier essai, Le sacre de l’authenticité (Gallimard), le sociologue Gilles Lipovetsky analyse l’emprise tous azimuts de cette valeur et ses angles morts. L’authenticité, c’est une vieille lune philosophique, de Jean-Jacques à Rousseau à Jean-Paul Sartre. Aujourd’hui, le concept n’intéresse plus grand monde sur le plan théorique mais il est omniprésent sur le plan sociétal. Comment expliquer ce paradoxe ? A mon sens, ça tient à trois facteurs. Premièrement, la société de consommation et de communication. C’est elle qui est à la base de la légitimation de l’éthique de l’authenticité. Elle a délégitimé tous les principes, les conventions, les règles, les idéaux supérieurs au profit de l’idée qu’on doit vivre pour soi-même et que la quête du bonheur, la quête de l’épanouissement personnel, la quête de soi est fondamentale. Et c’est un paradoxe car cette société de consommation et de communication est souvent dénoncée comme l’inauthenticité même, avec ces « besoins faux », etc., et c’est elle qui a rendu possible cette promotion de l’éthique de l’authenticité, c’est-à-dire le droit de se diriger soi-même, sans le gouvernement des autres, sans se conformer à un modèle imposé du dehors. Le deuxième facteur, c’est le culte de la santé. On a souvent dit que le culte de l’authenticité, c’était un rejet de la standardisation de masse des objets, de l’uniformité des modes de vie, des lieux, etc. C’est vrai en partie, mais je pense qu’aujourd’hui, un pan énorme de la question de « l’authentique » se rapporte à l’alimentaire. Voyez le succès des produits bio, des produits naturels, des produits fermiers, des « AOC » (Appellation d’origine contrôlée). Ce qui est en cause là-dedans, ce n’est pas tant le rejet de l’uniformité, c’est l’obsession de la santé. Les gens veulent du bio parce que c’est sain, parce que ça nous protège contre les dangers de la technoscience, des OGM et autres choses. Et le troisième facteur, du côté de l’offre cette fois, du côté des entreprises, des marques, c’est une manière de lutter contre le scepticisme, contre la défiance des consommateurs et des citoyens à l’égard des institutions, des élites, de tout ce qui est établi. Il y a un doute sur tout. Ce déficit de confiance qui caractérise les sociétés démocratiques hypermodernes constitue un vecteur très important de la promotion de l’authenticité, qui est de plus en plus exigée en toute chose. A la fin de votre livre, vous montrez qu’on pare parfois le concept de trop grandes vertus… J’ai effectivement voulu dénoncer le fétichisme de « l’authentique », comme s’il était la seule solution. Tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon, et tout ce qui est inauthentique n’est pas à rejeter. Mais comme je l’ai dit, on est dans un monde du « fake » : tout est faux, refait, retouché, tout le monde raconte des craques, les consommateurs n’ont pas une existence authentique, il faut en revenir à la simplicité volontaire, à « l’austérité frugale », comme dit Pierre Rabhi… Il n’y a rien à redire à ça moralement : la conversion à un mode de vie plus sobre est même souhaitable. Sauf qu’on est dans la pensée magique, parce que ces bons préceptes ne sont pas à la hauteur des problèmes mondiaux qui se posent. Ce n’est pas avec le culte de l’authenticité qu’on va nourrir, chauffer et éduquer les 10 milliards d’individus qui vont peupler la planète d’ici 2060. Il faut que la puissance publique prenne ses responsabilités et prenne des décisions ambitieuses, il faut que les laboratoires mettent les bouchées doubles dans des solutions techniques, etc. L’authenticité, le « parler vrai » contre « la dictature du politiquement correct », c’est aussi le mantra des leaders populistes… Effectivement. Il faut parler à leur sujet d’une véritable authenticité toxique. Le culte de l’authenticité fait le lit du populisme et du nationalisme, et on voit à quoi ça a conduit nos amis britanniques, ou ce qui s’est passé avec Trump. Sous couvert de « parler vrai », de « vérité », Trump, dans ses discours ou dans ses tweets, agressait ses adversaires, les femmes, les minorités, etc., il dressait les uns contre les autres. La violence et la vulgarité font authentiques. Du coup, il a bénéficié d’une image positive. C’est même en partie grâce à cela qu’il a été élu président des États-Unis face à Hillary Clinton qui, elle, paraissait hypocrite. Aujourd’hui encore, dans de nombreux sondages, une majorité de citoyens considèrent que l’authenticité, la sincérité, le parler vrai, c’est la vertu numéro un d’un homme politique. Ça favorise donc une sorte de discours simpliste, émotionnel, alors que la politique, ça ne peut pas être de l’émotionnel. Prétendre que « on est purs, on représente le peuple », c’est extrêmement dangereux : on le sait depuis les Jacobins, qui donnent le coup d’envoi de la terreur qu’exerce « l’authentique ». « L’authentique », c’est la guerre morale, en quelque sorte. L’authenticité, c’est aussi vouloir mener une existence conforme à sa vérité intérieure, exiger que ses singularités soient reconnues. Ce qui peut rapidement se révéler problématique pour « faire société »… Nos sociétés sont tiraillées par des tendances contraires. Il y a, en effet, une authenticité de type égocentrique ou narcissique, qui peut conduire à une sorte d’éclatement – chacun ne voyant que sa propre liberté et son propre bien-être. Mais il y a aussi une authenticité responsable. L’« être soi-même » ne signifie pas forcément l’incivisme. Prenez la crise du covid. On a quand même suspendu des libertés fondamentales, ne fût-ce que celle d’aller et venir librement, avec le couvre-feu, le pass sanitaire, etc. Il y a eu des mouvements de protestation, mais qui sont restés minoritaires. La majorité des gens l’ont accepté parce qu’ils avaient une valeur supérieure à l’authenticité : c’est la santé ou la sécurité. Pour beaucoup de gens, l’expression et l’épanouissement de soi passe par le service aux autres, sur un mode authentique, dont la participation relève de vous-même. [scald=28585386:sdl_editor_representation]

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