Le prix Goncourt à Mohamed Mbougar Sarr, un lauréat précoce

Cité par (presque) tous les commentateurs, Mohamed Mbougar Sarr faisait figure de grand favori pour le Goncourt avec son quatrième roman, La plus secrète mémoire des hommes. Contrairement à ce qui se passe parfois quand un ouvrage de la rentrée concentre à ce point l’attention, les votes se sont portés en majorité sur lui. Il fait figure, à 31 ans, de lauréat précoce – pour une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut, Hervé Le Tellier avait le double de son âge l’an dernier, quand L’anomalie commençait à devenir le phénomène que l’on sait. [scald=28626794:sdl_editor_representation] Né au Sénégal et installé en France, l’écrivain a été salué avant même l’annonce du prix par Alain Mabanckou, qui devait avoir ses sources : « Félicitations au Sénégalais Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021. Le Sénégal honore en ce jour historique la littérature mondiale. Bravo ! » Mais, s’il convient évidemment de saluer la levée des frontières, administratives ou psychologiques, à l’occasion de ce prix, il serait réducteur d’en rester là. [scald=28626795:sdl_editor_representation] Sur la piste d’un livre mythique écrit par un écrivain sénégalais, T.C. Slimane, Diégane Latyr Faye suit un cheminement complexe qui emprunte à bien des pans de la littérature. Mohamed Mbougar Sarr dédie son roman à Yambo Ouologuem – c’est le seul endroit où apparaît le nom de celui-ci – et ne cache pas, dans les entretiens, qu’il a beaucoup pensé à lui en élaborant le personnage de Slimane. Ouologuem, écrivain malien qui avait reçu le Renaudot en 1968 pour Le devoir de violence, a ensuite été accusé de plagiat et a sombré dans un relatif oubli, malgré deux rééditions de l’ouvrage primé. Slimane, avec Le labyrinthe de l’inhumain, connaît le même genre de mésaventure, jusqu’au pilonnage de son livre. Sauvé de l’oubli, pour Diégane, grâce à une femme qui en possède un exemplaire. Au destin contrarié d’une œuvre dont on peut penser que le mépris qu’elle engendre doit quelque chose au fait d’avoir été écrite par un Africain s’ajoutent des considérations plus purement littéraires, puisées du côté de l’auteur chilien Roberto Bolaño dont un extrait de Les Détectives sauvages est cité en exergue : « Finalement, l’Œuvre voyage irrémédiablement seule dans l’Immensité. » Bien des lecteurs et lectrices ont néanmoins commencé à accompagner La plus secrète mémoire des hommes, avec de la reconnaissance pour son auteur qui les entraîne dans un labyrinthe où la quête du livre (on a hésité à utiliser une majuscule, tant Le labyrinthe de l’inhumain change les personnes qui ont la chance de la découvrir) devient un questionnement fondamental sur la vie même. Un livre sur rien Qu’est-ce que ça raconte, le roman de Slimane ? A cette question que lui pose Stanislas, un ami traducteur, Diégane répond avec embarras, « quelque chose de grandiloquent, des phrases saturées de mots à majuscules », avant de recevoir ce conseil : « n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. […] La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Cette fois, on pense à Flaubert qui aurait voulu écrire un livre sur rien. Mohamed Mbougar Sarr n’a peut-être pas tout lu (encore que…) mais il a tout digéré de la substance même de la littérature, de son inutilité et de sa nécessité, les deux faces contradictoires et indissociables qui président à son existence. Un peu plus loin, Diégane prolonge sa réflexion : « Nous écrivions parce que nous ne savions rien, nous écrivions pour dire que nous ne savions plus ce qu’il fallait faire au monde, sinon écrire, sans espoir mais sans résignation facile, avec obstination et épuisement et joie, dans le seul but de finir le mieux possible, c’est-à-dire les yeux ouverts : tout voir, ne rien rater, ne pas ciller, ne pas s’abriter sous les paupières, courir le risque d’avoir les yeux crevés à force de tout vouloir voir, pas comme voit un témoin ou un prophète, non, mais comme désire voir une sentinelle, la sentinelle seule et tremblante d’une cité misérable et perdue, qui scrute pourtant l’ombre d’où jailliront l’éclair de sa mort et la fin de sa cité. » L’aventure ne fait que commencer pour Diégane, et le jeu de piste pour nous, à la recherche des fantômes probablement inventés par nous en même temps que par Mohamed Mbougar Sarr. Tout y est, comme disait Stanislas.

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