«Contes et légendes»: la grande illusion de Joël Pommerat

Voir un spectacle de Joël Pommerat, c’est un peu comme reconfigurer son disque dur. En l’occurrence, sa nouvelle pièce agit sur notre esprit comme si un logiciel y opérait une nouvelle mise à jour. En près de deux heures, Contes et légendes bouscule toute notre mémoire vive sur l’adolescence, le genre, les parents défaillants ou les robots. Il y est beaucoup question d’intelligence artificielle et pourtant, tout y est profondément humain. Tel un prestidigitateur, le metteur en scène brouille constamment les données, comme des nappes de fritures sur un réseau à haut débit. Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est faux ? Qu’est-ce qui existe et qu’est-ce qui n’est que projection ? Qui est garçon et qui est fille ? Qui est enfant et qui est adulte ? En une douzaine de fables légèrement futuristes, la pièce dépeint une société qui ressemble à s’y méprendre à la nôtre sauf qu’elle est aussi peuplée de robots, androïdes conçus à l’image des humains pour servir d’assistants éducatifs aux enfants, entre autres tâches domestiques. On pouvait craindre une énième dystopie anxiogène sur les dérives de l’intelligence artificielle mais le chef d’orchestre nous emmène au contraire sur des chemins inexplorés où s’entremêlent mille questions sur le passage à l’âge adulte, la masculinité, ou encore les fantasmes que l’on projette sur les machines qui prennent notre apparence. Au départ, le metteur en scène avait simplement l’intention de travailler sur l’enfance. Et plus précisément l’enfance comme construction et fabrication de soi. Ce qui l’a conduit à s’interroger aussi sur les machines humanoïdes. « Ces robots sont des constructions de nous-mêmes, précise Joël Pommerat. Ils font apparaître que nous sommes nous-mêmes des êtres construits, en opposition avec l’idée que nous serions naturellement ce que nous sommes. » Qui dit construction sociale dit aussi conditionnement lié au genre. « La masculinité ou la virilité par exemple, c’est une construction à partir d’attitudes, de codes, dans le corps, puis dans les émotions, dans la façon d’exprimer ses émotions, de se reconfigurer, comme on configure un être artificiel. » Ajoutons à cela que le théâtre n’est rien d’autre qu’une reconstitution du réel, une construction de personnages – ce qui le rapproche en ce sens du robot – et nous voilà avec un spectacle qui n’est plus simplement une addition de fictions mais un mille-feuilles philosophique mâtiné de science-fiction. Une perfidie brillante Là où son dernier succès planétaire, Ça ira – Fin de Louis (2015) sondait un passé révolutionnaire, le nouveau spectacle de Pommerat se tourne au contraire vers un avenir incertain. Là où Ça ira – Fin de Louis décortiquait le politique, Contes et légendes s’attache au plus intime pour ausculter, avec un scalpel affûté, des notions comme l’authenticité, la complexité des émotions, la violence de certains modèles sociaux, ou les ressorts du genre. Pendant sept mois – soit une durée exceptionnelle pour un projet de théâtre – l’artiste s’est mué en anthropologue pour dessiner ses scènes de la vie ordinaire où cohabitent adolescents, adultes et robots androïdes. Il résulte de ce long travail de recherche et d’improvisation un spectacle d’une précision inouïe dans les gestes, les postures, les mots, les intentions. [scald=28606392:sdl_editor_representation] Sur la scène, une dizaine de comédiens changent de peau en permanence pour convoquer autant de tableaux d’une banale et perverse brutalité, terribles évocations des crevasses possibles sur le sentier de l’adolescence. Ces enfants sont tantôt houspillés par un coach en « masculinité », tantôt chaperonnés par des machines qui comblent leurs manques affectifs, tantôt embarqués dans des combats de coqs pour ne pas perdre la face devant les filles, et toujours se dessinent en sous-texte des angoisses étouffées, des identités irrésolues, des malaises familiaux. Dans un décor et des lumières tissant une atmosphère troublante, la troupe est d’une justesse affolante. Voire d’une perfidie brillante pour fausser votre perception, embrouiller vos repères et, in fine, vous jouer un énorme coup de bluff. Ne lisez pas les coulisses de fabrication ci-contre si vous aimez les tours d’illusion. Du 9 au 21/11 au Théâtre National, Bruxelles.

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