Catherine Corsini à propos de «La fracture»: «L’hôpital est encore un endroit de démocratie»

Quel lien y a-t-il entre l’usure du couple et les gilets jaunes ? En apparence aucun sauf quand une bourgeoise mal aimée et un gilet jaune se retrouvent aux urgences une nuit folle en pleine crise sociale. Les gens ne sont pas si éloignés les uns des autres en fait. C’est le message que Catherine Corsini fait passer avec humour comme politesse du désespoir face à une France fracturée. [scald=28682970:sdl_editor_representation] Comment pensez-vous que la crise du covid modifie la perception du film ? Grande question. Quand j’ai fini d’écrire le scénario, la crise sanitaire est arrivée et je me suis demandé si mon film était toujours d’actualité. Fallait-il le tourner ou pas ? Inclure la crise sanitaire ou pas ? Non, je devais rester sur cette journée du 1er décembre 2018, sur ma chute et le début de l’insurrection des gilets jaunes, des violences policières, des hôpitaux débordés. En inscrivant le film à un endroit précis, on allait pouvoir dire « à ce moment-là, la France, c’était ça ». Avec ce qu’on venait de traverser, je me suis rendu compte que le film résonnait encore plus. Déjà à l’époque, il y avait cette crise de l’hôpital public, des infirmières en grève, 200 médecins qui voulaient quitter l’hôpital. Ça fuyait de partout. Avec le covid, on a vu combien on avait besoin de l’hôpital. Tout d’un coup, on savait ce dont on avait besoin. Il y avait urgence et on a donné les moyens, puis, plus rien. Peanuts ! Nos dirigeants n’ont pas profité de ce moment. Les soignants se sont donnés, donnés. Ils ont été applaudis. Puis, on les a de nouveau laissés tomber. [scald=28682972:sdl_editor_representation] Les gilets jaunes aussi n’ont eu que des promesses… Ils ont été stigmatisés au début, ce qui n’était pas complètement faux puisqu’il y avait des mouvements d’extrême droite qui s’étaient agrégés ou qui étaient à l’initiative. Mais c’est devenu un mouvement social beaucoup plus large. Qui a écarté beaucoup d’extrêmes. Ce mouvement était lié au pouvoir d’achat, au prix de l’essence, au fait que les gens n’arrivaient pas à finir leurs fins de mois. On s’est rendu compte qu’on était dans une France coupée en deux, avec la France des centres-villes et la France des zones périphériques. Conséquences ? Il y a un désaveu du politique. Les gens ne votent plus car ils n’y croient plus. Malgré cela, les politiques continuent à faire des promesses qu’ils ne tiennent pas. Donc, là, on marche sur la tête ! Pendant la crise, on a vu combien l’Etat a su dépenser alors qu’avant, on avait l’impression que c’était horrible, qu’on ne pouvait pas toucher à un centime. Il y a eu une mise en place d’un système qui a réussi à aider la plupart des Français. Preuve que quand on a une volonté politique, on peut le faire. La précampagne présidentielle vous inquiète ? Avec la montée de Zemmour, l’absence de la gauche… Bien avant de m’inquiéter, ça m’attriste terriblement. Dans mon cœur, dans ma chair. De me dire que tout ce à quoi je crois, c’est-à-dire des valeurs universelles, de solidarité, d’égalité, de justice, de justice sociale, sont supplantées par les idées les plus basses, les plus sectaires, les plus régressives. C’est plus que désolant. En plus, on assiste à une jouissance maladive de gens qui pensent que les choses étaient mieux avant. C’est absurde. Ma colère est d’autant plus fondée que je pense que la gauche a quelque chose à faire maintenant. Mais on ne peut pas gagner à gauche si on n’est pas unis ! Or cette désunion, on a vu combien elle était mortifère aux dernières élections. De voir que chacun continue avec son ego en pensant qu’il va être le meilleur, quel cynisme ! Ce n’est pas possible d’en être arrivé là. Sans dévoiler la fin du film, vous restez optimiste. N’est-ce pas utopique vu la situation actuelle ? Je pense qu’on ne peut pas vivre sans utopie. Et franchement, on a quand même une jeunesse hyper investie dans des tas d’associations, qui va beaucoup plus sur le terrain. Ils ne sont plus dans les partis politiques traditionnels mais ils font énormément, s’inquiètent pour le climat, la justice sociale, les droits des femmes, etc. Je pense que les choses ne sont jamais figées. On n’est jamais acculés au pire. Et je crois que ces valeurs, justement, d’utopie, de solidarité, elles font battre le cœur de beaucoup de jeunes gens qui n’ont pas envie de vivre dans le monde qu’on leur propose. Ils ont envie de tendre la main aux autres, ils sont dans un mouvement d’ouverture et ils ont raison. La comédie dégoupille le drame. Pourquoi ce parti pris qui est inhabituel dans votre cinéma ? J’en avais très envie. L’envie qu’on puisse se moquer les uns des autres. À commencer par moi dans mon couple. Tout est très documenté mais tout est réécrit et fictionnel. Si je me moquais de moi, je pouvais me moquer de plein de choses et utiliser de vrais ressorts de comédie. Tout participe à une nuit folle et excessive qui fait que l’humour peut nous faire accepter des situations plus dramatiques. Si je peux provoquer à la fois du rire et des larmes, qu’on soit dans un mélange extrêmement tonique et extrêmement vivifiant de ce qu’est la vie et de ce qui est aussi une nuit aux urgences où on assiste à des situations paroxystiques. D’où le choix de Marina Foïs et Valeria Bruni-Tedeschi, qui ont un sens décalé de la comédie ? Elles sont un couple à la Laurel et Hardy. Il y a celle qui tombe et qui est bordélique. Et celle qui cadre tout, qui s’empêche et qui, à un moment, explose. Donc, effectivement, il y a ce ping-pong du clown blanc et de l’auguste. C’était vivifiant et drôle à faire. Ça faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec Marina. Elle nous connaît bien mon amie et moi. Quant à Valeria, elle amène sa manière d’être. Toutes les deux nous ont un peu copiées. Il y avait l’imitation et le personnage. C’est la première fois que vous vous mettez en scène à ce point ? Je m’étais déjà mise en scène à travers le personnage de La nouvelle Ève jouée par Karin Viard – au départ, je voulais que ce soit Valeria. Je suis vraiment tombée le 1er décembre 2018, mon coude était dans un sale état et j’étais en train de m’engueuler avec mon amie. Donc oui, il y a des choses extrêmement personnelles, ce qui fait sourire nos amis. Et je peux parler de la société française parce que j’en parle à partir de moi. Etre au-dessus de tout en jugeant aurait été détestable. Là, j’ai l’impression que je me moque de moi, donc je peux me moquer du gilet jaune, de l’hôpital qui se casse la gueule. Je peux aussi vous raconter ce que j’en ai vu et la façon dont les soignants sont extraordinaires. Leur façon de s’investir par rapport aux moyens qu’ils n’ont pas et au salaire qu’ils gagnent est extraordinaire. Immense respect. C’est ça aussi que je voulais restituer à l’écran. Cette humanité. Je voulais montrer que l’humanité, dans tous les cas, est à l’hôpital. Ce qui est génial à l’hôpital public, c’est que c’est démocratique, on est tous traité de la même manière. Cela me met en joie de penser que c’est encore un endroit de démocratie. D’où votre souci d’inclure de vrais soignants comme Aïssatou, aide-soignante qui joue Kim l’infirmière ? Oui, c’était important. Pour amener une vérité au film. Car j’avais peur qu’on soit dans un petit théâtre avec des acteurs jouant à l’infirmière ou à l’infirmier. Quand Aïssatou Diallo Sagna est arrivée pour le casting d’une figuration, je l’ai trouvée très intéressante. Elle avait une aura incroyable, une douceur, une présence. Elle a ce que les actrices n’ont pas, les gestes et l’autorité du soignant. Et pendant tout le tournage, elle n’a fait que progresser. Elle est devenue le centre du film, le cœur du réacteur. Avez-vous laissé une place à l’improvisation ? C’était très difficile car le film est bavard et je voulais un sentiment d’urgence. En plus, on est avec une actrice couchée sur un brancard et l’autre est en fauteuil roulant. Fallait pas s’ennuyer, fallait trouver une énergie, qu’il y ait une surprise tout le temps entre les acteurs. Comme je sortais de deux films d’époque où on ne pouvait pas toucher un seul dialogue, j’ai dit aux acteurs : « Si vous voulez improviser, bouger des choses, ne vous gênez pas. » Valeria a ajouté beaucoup de petits détails très drôles qui ont suppléé sa position couchée. Pio Marmai a adoré jouer avec les mots poétiques et engagés du gilet jaune. La scène de l’accouchement avec Valeria, c’est complètement burlesque. Le jeu total. Avec ce film, vous abordez une autre manière de filmer… Oui, j’ai l’impression d’avoir appris à me lâcher plus, à me dire que je pouvais travailler caméra à l’épaule alors qu’avant, je détestais ça, je voulais que tout soit extrêmement construit. Chaque film est une expérience différente. C’est la première fois que je tournais dans un décor unique. Donc, j’ai appris que je pouvais arriver à faire des films sans avoir obligatoirement 500 décors et courir de l’un à l’autre. C’est vivifiant. Et j’ai pris un plaisir fou avec les acteurs. Pas une fausse note. Pour vous, l’essentiel aujourd’hui, c’est quoi ? C’est de continuer à faire confiance à la jeunesse. De croire qu’ils vont trouver les bonnes solutions.

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