Congo Hold-up: enquête sur la nébuleuse «Congo Futur» entre Kinshasa, Beyrouth et Anvers

Enfin à la maison ! Lorsqu’il revient au Liban en juillet 2020 après trois ans passés dans les prisons américaines, le Belgo-Libanais Kassim Tajideen, 66 ans, est accueilli par des explosions de joie. On l’accueille en organisant une parade en SUV Mercedes au fil des rues de son village. Kassim Tajideen est peut-être un héros philanthrope au Liban, mais pour la justice belge, il est l’auteur de diverses fraudes financières réalisées au départ d’Anvers. Pour le gouvernement américain, qui n’en fournira jamais la preuve, il est aussi un « important contributeur financier du Hezbollah », ce qui a conduit le Trésor US à la désigner comme financier de la terreur et à le placer sur sa liste de sanctions. S’il a en partie purgé aux Etats-Unis une peine de cinq ans pour blanchiment d’argent et violation des sanctions prises à son égard, sa libération anticipée en 2020 marque la fin d’une décennie compliquée pour Tajideen. Après une longue ascension dans l’import-export, la Cour d’appel d’Anvers l’avait condamné en 2009 à deux ans avec sursis et confisqué plusieurs millions en profits illicites. Cette même année, le Trésor US l’avait épinglé, le plaçant sur sa liste des « terroristes globaux » pour avoir prétendument versé des dizaines de millions de dollars au Hezbollah. Qu’importe : l’enquête Congo Hold-up à laquelle participent Le Soir et De Standaard, basée sur 3,5 millions de documents confidentiels de la BGFI obtenus par Mediapart et l’ONG PPLAAF, coordonnés par le réseau d’investigation EIC, dévoile comment Kassim Tajideen a joué au chat et à la souris avec le gouvernement américain. Et comment le Belgo-Libanais, interdit de toute transaction en dollars par l’un des gouvernements les plus puissants au monde, est parvenu à faire circuler les marchandises et l’argent sans être freiné par les systèmes de contrôle bancaire. Les années anversoises Puîné d’une famille de quinze enfants, Kassim Tajideen a grandi dans une maison familiale d’une seule pièce, sans eau ni électricité. Sa première chance est d’avoir pu se loger sous un escalier dans la capitale Beyrouth puis gagner Abidjan (Côte d’Ivoire), bientôt la Sierra Leone, et développer un réseau de commerces de détail dans l’Ouest et le centre de l’Afrique. Fin des années quatre-vingt, il s’établit à Anvers. Il s’installe avec son épouse dans un immeuble à appartements de Berchem, et fait tourner ses affaires au cœur du Seefhoek. Sa société Soafrimex SA vend à la RDCongo des produits tels que du lait en poudre, des volailles, des pommes de terre ou même le sel pour les assaisonner. C’est un circuit fermé puisque ses acheteurs sont des entités contrôlées par Kassim et les membres de sa famille, notamment son frère Ahmed, CEO d’un conglomérat congolais centré sur l’alimentaire et la construction : Congo Futur. [scald=28691064:sdl_editor_representation] En 2002, la police belge perquisitionne la Soafrimex. Les fraudes comptables se montent à cinquante millions d’euros. Les factures adressées aux clients, notamment la société Congo Futur gérée par Ahmed, divergeaient systématiquement des factures que Soafrimex conservait dans sa propre comptabilité. Ceci permettait l’évasion fiscale, la manipulation des revenus de la Soafrimex et le blanchiment d’argent. Condamnés pour faux et blanchiment, Kassim, son épouse Huda et son frère Ahmed ont vu leur culpabilité confirmée en appel en 2009. Plus de 19 millions d’euros ont été saisis. Mais ce n’était rien à côté des sanctions du Trésor américain. Millionnaire sans carte de crédit Quand Washington a ajouté Kassim à sa liste des « terroristes globaux », le commerce familial en a pris un coup. Les banques ont cessé d’accorder des crédits, puis cessé toute transaction. Dans la décennie qui a suivi, il n’a plus eu ni carte de crédit ni même de compte bancaire. Même passage à vide pour Congo Futur, placée sur une autre liste américaine de sanctions. Le Trésor US la décrivait comme une « société paravent » pour le Hezbollah « dans le commerce de nourriture et de diamants ». Or à l’époque – et aujourd’hui encore – Congo Futur est incontournable en RDC, ses commerces se trouvent partout dans le pays. En 2013, cette position dominante lui a même valu d’être soupçonnée par le ministère congolais du Commerce d’être la cause d’une envolée générale des prix de la nourriture. À cette occasion, des experts engagés par le ministère ont découvert un système de sociétés offshore, des « boîtes aux lettres » dans des paradis fiscaux rendant opaque les réseaux d’approvisionnement. En 2018, Kassim Tajideen admettra avoir possédé (ou bénéficié de) ces sociétés offshore. Les sanctions américaines l’avaient poussé à dissimuler ses liens avec le Congo. Cacher les vrais bénéficiaires d’un commerce de plusieurs millions est difficile, mais bien plus aisé si vous pouvez compter sur une banque qui ne pose pas trop de questions : un réseau de sociétés paravent vont mener leurs opérations à travers la BGFI Bank, contrôlée en RDC par des membres de la famille Kabila. Congo Futur & Glory Un petit cercle de personnes liées à Congo Futur va jeter les bases d’un nouveau conglomérat : Glory Group. Cette société va reprendre le cœur des activités de Congo Futur. Les documents de l’enquête Congo Hold-up montrent que les gestionnaires de Glory Group vont régulièrement mener des opérations bancaires sur des comptes de la BGFI détenus par des sociétés formellement distinctes, disposant d’actionnaires et de directeurs distincts. Mais dans la correspondance de la banque, les comptes qu’ils contrôlent sont désignés comme les « comptes du Glory Group », appartenant au Glory Group et à ses filiales. Parmi ces filiales, la Cotrefor, une société forestière accusée par les ONG Greenpeace et Global Witness d’abattage illégal. Autre paravent : Kin Trading. Lorsqu’ils échangent avec la banque BGFI, les administrateurs de Glory Group utilisent une adresse email de la société Kin Trading, adresse qu’ils partagent avec Ahmed Tajideen, cosignataire (aux côtés de l’un des administrateurs de Glory Group) du compte bancaire ouvert par Kin Trading auprès de la BGFI. La collusion est à ce point évidente qu’en 2011 déjà, la Commerzbank a refusé d’exécuter un des transferts de Kin Trading sous prétexte que « notre département compliance a conclu que Kin Trading est une entité opérationnelle de Congo Futur et a bloqué les fonds en accord avec les sanctions antiterrorismes (américaines) ». [scald=28691067:sdl_editor_representation] Le paravent le plus parlant est peut-être la Société Congolaise de Construction Moderne (SCCM), une société de construction qui revendique certaines des réalisations immeubles de… Congo Futur. Certains buildings ont d’ailleurs été construits avant la constitution de SCCM. L’imbrication des entités apparaît notamment en 2015, lorsque la SCCM a besoin d’un financement de la BGFI pour mener à bien ses projets : dans un projet de contrat non-signé, Ahmed Tajideen donne l’un de ses sites industriels en garantie « au nom de la SCCM ». Or Ahmed n’est ni actionnaire ni directeur de la SCCM. Avec la bénédiction de l’Union européenne Si les affaires de la SCCM se portent bien, c’est notamment dû à l’État congolais. Selon un rapport de l’ONG The Sentry publié en 2017, la SCCM a bénéficié de plusieurs contrats immobiliers du ministère des Finances congolais, pour une somme totale de 12,9 millions de dollars. Une autre source importante de revenus est… l’Union européenne. La SCCM a reçu de l’UE au moins 6,6 millions d’euros en subsides de développement. La société a notamment été chargée de rénover des chantiers navals, un tribunal à Kananga, un centre de formation pour magistrats de même qu’une académie de police. [scald=28691068:sdl_editor_representation] La commission européenne n’a-t-elle pas vu le lien entre SCCM et Congo Futur, sanctionné par Washington ? Un porte-parole de la Commission nous dit que « la Commission n’avait aucune information sur ces liens présumés ». Ce n’est pas sans conséquence : les documents de l’enquête Congo Hold-up montrent qu’au moins une banque suspicieuse à l’égard de l’actionnariat de la SCCM s’est trouvée rassurée du fait que cette société reçoit de l’argent du Fonds européen de développement. Du cash pour le président Les relevés d’opérations bancaires des sociétés du Glory Group montrent qu’elles absorbent régulièrement de très grands montants en liquide, et se transfèrent de l’une à l’autre des montants ronds : parfois 400.000 USD, une autre fois 500.000 USD… sans mention de bien ou de service échangé. Le Glory Group est lié à un autre clan important au Congo : la famille de l’ex-président Joseph Kabila. Le 9 mars 2016, l’un des administrateurs du Glory Group écrit au directeur opérationnel de la BGFI Bank : « Bonjour monsieur Moreau. Comme convenu, veuillez débiter le compte en dollars de Glory Group de 1.000.000 dollars, à créditer au compte de Sud Oil. » Sud Oil n’est pas un distributeur pétrolier, mais une boîte aux lettres sans employés ni référence fiscale, logée dans un garage de Kinshasa. Depuis l’automne 2013, elle est aux mains de Gloria Mteyu, sœur de Joseph Kabila, et sous contrôle effectif de Francis Selemani, frère adoptif de Kabila et alors directeur de la BGFI RDC. Sud Oil, comme l’a déjà révélé l’enquête Congo Hold-up, était la « maison mère » des sociétés occultes du clan Kabila. Sud Oil a détourné à elle seule 92 millions de dollars de fonds publics au profit du cercle rapproché de l’ancien président. [scald=28691066:sdl_editor_representation] Un mois plus tôt, en trois dépôts cash, deux autres millions de dollars estampillés « Glory » (« Glody » dans l’un des cas) vont être versés à Sud Oil. Une bourde fait apparaître clairement le schéma : le premier dépôt en liquide – 705.500 dollars – est réalisé par erreur sur le compte du Glory Group. Il est suivi d’un transfert bancaire vers Sud Oil qui corrige la bévue. On voit ainsi comment Glory alimente la caisse noire des Kabila. Un paravent aux Émirats Bref, Congo Futur s’est caché derrière Glory Group, et une articulation existait entre cette nébuleuse et le clan Kabila. Reste à comprendre ceci : comment, malgré les sanctions américaines, la famille Tajideen a-t-elle pu faire circuler l’argent aux Etats-Unis ? Selon les relevés bancaires examinés par l’enquête Congo Hold-up, entre 2015 et 2017 la SCCM transfère presque un million de dollars à une mystérieuse société établie à Sharjah (Emirats arabes unis), Epsilon Trading FZE. Cette société a reçu entre 2013 et 2017 plus de 88 millions USD de la part de clients congolais de la BGFI Bank. Les versements viennent de sociétés aussi diverses que l’importateur alimentaire Congo Best Food, ou des sociétés de la galaxie Glory Group comme la Cotrefor et la SCCM. Leur justification va des chaises d’aéroport aux poulets en passant par des tomates sans vinaigre ou du polypropylène. En 2018, Kassim Tajideen admettra devant la justice américaine avoir utilisé Epsilon Trading FZE pour transférer illégalement de l’argent aux Etats-Unis, en contravention des sanctions prises à son égard. Mais toute référence au Hezbollah est retirée du jugement. M. Tajideen a constamment réfuté tout lien avec l’organisation chiite.

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