Pablo Larraín à propos de «Spencer»: «Les biopics sont des illusions»

Figure de proue de la nouvelle vague du cinéma latino-américain, le Chilien Pablo Larraín (Jackie, No, Neruda…) s’est imposé sur la scène internationale à travers des films politiques au ton aussi réaliste qu’ironique, aussi sombre que clairvoyant. Politique, c’est ce qui caractérise en partie Spencer, un biopic fantasmé qui s’attaque à l’iconique Lady Diana (incarnée à l’écran par Kristen Stewart). On retrouve dans « Spencer » ce même point de vue immersif et intime que dans vos autres films. Diana était une personnalité ultramédiatisée, qu’on semblait connaître sans la connaître vraiment. Comment avez-vous trouvé votre vérité dans ce personnage si iconique ? Votre question me fait penser à une chanson de Leonard Cohen, qui disait : « There is a crack in everything. That’s how the light gets in » (« Il y a une faille dans tout. C’est ainsi que la lumière entre », extrait de Anthem, NDLR). Dans chaque monde, dans chaque contexte, dans chaque chose à laquelle vous faites face, lorsque vous sentez parfois que quelque chose vous bloque, il y a toujours un chemin vers cette lumière. Pour moi, avec ce film, c’est lié au fait que pour elle, ses enfants sont plus importants que tout. Je suis un père, mais pas une femme donc je ne serai jamais une mère. Par contre, je suis un fils et je suis très proche de ma mère. J’ai un fils dont l’âge se situe entre celui des enfants qui jouent Harry et William dans le film, et sur le tournage, ça m’est apparu clairement : c’est un film sur la maternité. Peu importe le sujet que vous pensez que le film aborde, il s’agit en fin de compte d’une femme qui comprend que sa propre identité dépend de ce qu’elle a amené sur cette planète : ses enfants. Elle comprend que sa guérison viendra de ses enfants et que c’est l’héritage le plus fort qu’elle pourra laisser. Pas parce que c’est la seule chose importante qu’elle ait faite, mais c’est ce à quoi je peux m’identifier personnellement. Dès les premiers instants, vous dites d’ailleurs que ce film est une « fable issue d’une vraie tragédie », comme pour attester qu’en fait, il vous était impossible de savoir ce qu’elle avait réellement pensé ou ressenti… Je n’ai pas envie de dire aux gens : « Hey, c’est comme ça que les choses étaient. » C’est impossible. Je pense que la plupart des films qui s’appellent « biopics » échouent parce que vous ne pouvez pas réellement faire le portrait de quelqu’un à l’écran. C’est une illusion. C’est absurde. La chose que vous pouvez faire, c’est créer un point de vue sur cette personne qui paraît réel. Mais ça reste une illusion. C’est du cinéma. C’est simplement une œuvre qui peut créer une forme d’empathie. Diana était une énigme incroyable. Plus vous connaissez de choses sur elle, plus vous regardez d’émissions, de films, plus vous lisez de livres… moins vous la comprenez vraiment. C’est vraiment intéressant dans tout type de narration, et particulièrement au cinéma. Si vous avez ce mystère, alors votre public est actif. Je pense que Kristen a fait un travail incroyable pour rendre compte de ce mystère. Était-il quand même important pour vous de lire des livres ou de voir des documentaires sur elle ? Au début du processus, j’étais à fond dedans et j’ai lu un tas de choses. Nous avons engagé une personne qui a fait un travail de recherche incroyable. Mais à un moment donné, j’en ai eu marre, je ne pouvais tout simplement plus respirer. Kristen était à fond dedans et nous étions au milieu de la pandémie, confinés, à ingurgiter un tas de documents. Mais à un moment, je l’ai appelée en lui disant : « Stop, maintenant la question, c’est toi. Pas nous pensant à Diana, mais nous pensant à jouer son personnage. » Il fallait entrer dans le film, arrêter de lire et commencer son propre processus. Nous avons compris que Kristen ne serait pas Diana. Parfois, l’illusion fonctionne. Mais ce qui compte vraiment, au-delà de l’apparence, c’est que Kristen soit capable de vous faire ressentir qu’émotionnellement, elle est cette personne à ce moment. La question est donc plus le travail que vous avez fait avec Kristen que le scénario ? C’est un tout : sans le scénario, on ne peut rien faire. Sans le maquillage, les costumes non plus. Et sans quelqu’un comme Kristen, ça ne fonctionnerait pas. Comment avez-vous travaillé avec le scénariste ? Vous en changez régulièrement à mesure de vos films… Dans ce film, nous avions évidemment besoin d’un scénariste anglais. C’était déjà suffisant d’avoir un réalisateur chilien et une actrice américaine (sourire). Steve (Knight) est quelqu’un de brillant. C’était une belle opportunité de se concentrer sur un bref moment de sa vie pour voir comment cette crise fonctionnait. Parce que lorsqu’on est en crise, la personne que nous sommes réellement ressort. C’était donc un moment qui pouvait la définir. Et dans le conte de fées qu’elle vit, je pense que le moment où elle décide de tout quitter, de ne pas devenir reine, elle fait quelque chose qui définit fortement son héritage et son identité. Vous traduisez ça par votre manière de la filmer : dans la première partie, on est comme pris au piège avec elle, puis elle trouve une forme de liberté. Lorsque le personnage change sa sensibilité envers ce qui l’entoure et ce qu’il y a en elle, alors le film doit changer aussi. Le type de sensibilité est différent. Le film a une structure très simple. Il commence lorsqu’elle est coincée à l’intérieur d’elle-même, dans une crise psychologique. Ça évolue ensuite en quelqu’un qui a des visions et ça devient alors plus un conte psychologique d’horreur. Puis ça évolue en quelqu’un qui guérit et qui essaie de faire face à ce qui va suivre. Pourquoi ? Parce qu’elle réalise l’amour que les autres ont pour elle et ça l’aide à bouger. Vos films sont par essence toujours politiques. Avez-vous dû prendre des précautions particulières dans ce cas-ci ? Non. Ma seule précaution a été celle que je prends à chaque fois que le personnage principal est une femme : comprendre quelles sont mes limites en tant qu’homme. Je fais cela en soutenant les actrices parce que c’est elles qui font le boulot. Il faut donc prendre en considération ce qu’elles disent, que ce soit Natalie (Portman dans Jackie), Mariana Di Girólamo (dans Ema) ou maintenant Kristen. Il y a certaines choses qu’elles disent qu’elles sentent d’une certaine manière, et il vaut mieux les écouter. Ensuite, le cinéma est toujours politique. À chaque fois que vous décrivez une situation humaine, c’est une déclaration politique. Il faut donc éviter d’être inconscient parce que sinon la situation vous accablerait et vous seriez simplement innocent. Et je ne veux pas être cette personne. Je veux que mes films délivrent un message, même si je ne veux pas expliciter lequel. Je ne veux pas faire des films qui sont complètement « digérés ». Pour moi, ça n’a pas d’intérêt. C’est au spectateur de compléter la proposition. Vous parlez des personnages féminins. Dernièrement, les portraits de femmes sont une constante dans votre filmographie avec « Jackie », « Ema » et maintenant « Spencer ». Comment l’expliquez-vous ? C’est un accident total. Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé et je ne l’avais pas prévu. J’ai été invité à faire Jackie puis les deux autres films ont suivi. Mais je n’avais pas de plan. C’est drôle parce que si j’avais fait des films centrés sur des hommes, on m’aurait aussi demandé pourquoi. En fait, il me reste à tourner un film sur des plantes…

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