Radu Jude à propos de «Bad Luck Banging or Loony Porn»: «Le film questionne la notion d’obscénité»

M erci d’avoir de l’intérêt pour ce mauvais (il dit bad, NDLR) film. » Avant de commencer l’entrevue par Zoom, pendant la Berlinale qui se déroulait l’an dernier à distance, Radu Jude (Aferim !, Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares) blague et ironise. Il ne le sait pas encore, mais son décalé et puissant Bad Luck Banging or Loony Porn va remporter, quelques jours plus tard, l’Ours d’or de la compétition berlinoise. La consécration d’un cinéma aussi génial que furieusement libre, ancré dans le présent et dans l’Histoire. Une proposition de cinéma vraie et sans compromis. L’histoire d’Emi, une prof dont la carrière et la réputation sont mises à mal après qu’une sextape d’elle ait fuité sur internet. Mais au fond, quelle est la réelle obscénité ? Une sextape ? L’Histoire ? La réalité qui nous entoure ? C’est ce que le cinéaste roumain explore dans cet « essai sur l’obscénité »… Pour vous, les histoires sont partout. Comment est-ce que toutes les histoires que vous croisez et qui vous entourent deviennent un film ? D’où est venue l’envie de faire ce film ? Dans le cinéma, mais pas seulement, il y a une tendance à construire des histoires qui sont en elles-mêmes spectaculaires, intéressantes, énormes. Mais face à ça, je crois qu’il y a des histoires partout si on regarde les choses avec attention. Par exemple, dans (le roman) Ulysse de James Joyce, il n’y a pas tous les éléments qu’on retrouve dans le livre d’Homère mais on suit la journée ordinaire d’un homme, et d’autres personnes à Dublin. Ça représente mille pages d’un livre amusant et fantastique. Il y a donc des histoires partout et une d’entre elles est ce que vous avez vu dans ce film. L’idée m’est venue à travers des discussions que j’ai eues avec des amis. Ces discussions étaient si animées que je me suis dit qu’il fallait en faire un film. Si les réactions des gens sont à ce point extrêmes, je pense que c’est intéressant à traiter. J’ai donc commencé à y réfléchir, à explorer et à trouver une forme pour traiter ce sujet. Le film est très ancré dans le présent : il se déroule en pleine pandémie, les gens sont masqués, la sextape devient très vite virale et tout le monde estime qu’il peut porter un jugement… Je pense qu’il est assez clair pour tout le monde que notre vie privée est plus ou moins menacée. On a tous des photos de nous sur internet qu’on n’aurait pas voulues publiques. Sans que ce soit nécessairement un contenu à caractère sexuel. Ensuite, l’aspect « jugement » est un des plus grands plaisirs de l’être humain et il est présent de manière plus importante encore sur internet. Et pour moi c’est un plaisir aussi. Je n’écris pas beaucoup de choses sur Facebook, mais si je le faisais, je critiquerais et je jugerais tout le monde (rire). J’essaie donc de couper cet élan. Peut-être que la pandémie a accéléré ce processus. Puisque je voulais que ce film parle de l’époque contemporaine, je voulais qu’il incorpore l’élément de la pandémie. On a eu cette discussion autour du fait de cacher les masques ou pas. Mais je trouvais ça ridicule. Pour moi, dans un film, il est question d’idées cinématographiques. Avoir un masque ou pas n’a aucune importance. J’ai d’ailleurs fait une blague aux acteurs en leur disant que tout le monde allait les aimer parce que personne ne les verrait (sourire). Le film a été tourné après le premier lockdown de 2020. Quelle influence a eu cette nouvelle réalité ? Ça n’a pas vraiment eu d’influence en termes de créativité, mais ça a rendu le tournage « moins plaisant ». On ne pouvait pas manger ensemble, boire un verre en fin de journée… Nous avons répété via Zoom. Ce n’était évidemment pas de « bons » changements. Mais je pense qu’un cinéaste doit utiliser cela pour en faire quelque chose de positif. À un moment, on n’avait aucun lieu de tournage parce que personne ne voulait nous accueillir, même à l’extérieur. J’étais à deux doigts de faire un film via Zoom. Mais je n’ai pas envie de me plaindre. Devoir s’adapter fait partie de la beauté de ce travail. « Bad Luck Banging or Loony Porn » parle donc de l’obscénité dans notre société, dans l’Histoire… À un moment, le titre du film était Essai sur l’obscénité, ce qui paraissait peut-être trop intellectuel. Le titre a changé mais l’idée est restée. C’est un film sur l’obscénité mais qui essaie d’investiguer cette notion, qui essaie de voir ce que c’est, ce qu’il y a derrière cette notion et ce qu’il en reste si on met cette « obscénité » dans le contexte de plus grosses obscénités. De réelle obscénité, de réelle vulgarité. Des choses qu’on ne connaît parfois pas, ou qu’on prend pour acquises. C’est une comparaison, un film de « montage ». J’ai mis cette vidéo (la sextape qui fuite sur internet, NDLR) en parallèle avec un tas d’autres choses pour voir ce qui apparaissait. Pour articuler cela, vous avez divisé le film en trois chapitres : le premier qui présente l’histoire de la sextape, le second qui est un collage d’archives et le dernier qui conclut la réflexion comme une sitcom. La structure n’était pas la même dès le départ. Elle était plus traditionnelle. Mais je suis un peu fatigué des manières conventionnelles de structurer une histoire au cinéma. Je ne savais pas comment faire le film, donc j’ai pensé à en faire des saynètes. Comme un travail ouvert à la manière de L’œuvre ouverte d’Umberto Eco. Et ça m’a libéré parce que je ne devais plus créer une narration dramaturgique stricte. Une fois que j’ai eu cette idée, tout est devenu plus simple. Je pense que le montage fonctionne parce qu’il y a ces connexions entre les différentes parties, ces juxtapositions que les gens doivent faire pour s’emparer du film. La deuxième partie du film est extrêmement puissante et aussi impressionnante dans la sélection (littérature, archives…) et le montage. Comment avez-vous procédé ? Je pense qu’on peut séparer les cinéastes en deux catégories : ceux qui visent un langage cinématographique pur, l’essence du cinéma, et tout ce qui vient de l’héritage de Robert Bresson. Puis ceux qui essaient d’intégrer un tas d’autres directions : la musique, la littérature, la peinture… Et je pense que j’appartiens à cette seconde catégorie. La seconde partie n’est composée que de citations. Rien ne vient de moi. C’est le contexte philosophique du film. Ce sont des choses que j’ai collectées ces cinq dernières années. Je me saisissais de tout ce qui me semblait important pour le projet. C’est comme ça que je travaille tout le temps. Puis j’ai commencé à jouer avec ces éléments, à réfléchir et à voir ce qui fonctionne ou pas. Dans le premier montage, cette partie durait une heure. J’en ai retiré plus de la moitié parce que certaines choses se répétaient trop. Dans votre manière de réaliser, on sent une vraie liberté de ton et de forme. Ça caractérise le cinéma en Roumanie ? Le problème, que ce soit en Roumanie ou ailleurs, c’est que je pense que nous, réalisateurs, sommes moins libres que ce que l’on pourrait être réellement. Je ne sais pas si c’est à cause des financements, de l’envie de succès, d’aller en festivals… J’essaie de me libérer un peu dans la forme du film, d’incorporer les leçons de l’avant-garde. J’espère vraiment que le monde du cinéma puisse être aussi libre que le monde de la peinture, de la littérature. Mais ce n’est pas simple parce que nos cerveaux sont bloqués dans de vieilles formes, donc introduire de la nouveauté est compliqué. Ceci dit, lorsqu’on vient d’un petit pays comme la Roumanie, être sélectionné en festival est la preuve qu’on n’est pas complètement idiot (sourire). Ça permet peut-être de trouver le financement pour un prochain film.

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