«Déjà vu»: La gueule de bois de 1991

Le 8 décembre 1991, les dirigeants russe, ukrainien et biélorusse signaient, à Minsk, un traité mettant fin à l’URSS. Deux semaines plus tard, le dernier président soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, l’homme qui avait vainement tenté de réformer l’Empire, démissionnait de ses fonctions. En Occident, l’euphorie succéda à la stupéfaction. Il fallut déchanter… Il y a beau temps que l’annonciation de « la fin de l’Histoire » n’a plus de fidèles. Son prophète de l’époque, l’universitaire américain Francis Fukuyama, n’a pourtant jamais prétendu qu’il ne se passerait plus rien d’important sur Terre, que l’on cesserait d’imprimer des journaux faute de nouvelles. Il prédit simplement l’avènement inéluctable du libéralisme, dans un monde devenu unipolaire. Or, faut-il rappeler que la Russie et la Chine sont aujourd’hui membres de l’Organisation mondiale du commerce et que Pékin détient 1.000 milliards de dollars de bons du Trésor américain, faisant d’elle le créancier numéro un de la mère patrie du capitalisme ? Ce qui est incontestable, c’est que l’espoir de voir poindre un monde durablement réconcilié a fait long feu. Pour s’en convaincre et s’en tenir à cette année 2021 qui s’achève, le président chinois Xi Jinping vient de sommer Joe Biden de « ne pas jouer avec le feu » dans le dossier de Taïwan, tandis que ledit Biden avertissait Vladimir Poutine que la Russie subirait de « lourdes sanctions » en cas d’escalade en Ukraine. [scald=28744611:sdl_editor_representation] La mémoire longue des peuples Entre Washington et Moscou, l’ambiance changea radicalement en 2008, avec l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, un homme qui a toujours considéré la chute de l’Union soviétique comme une tragédie, et bien décidé à laver l’honneur de son pays après les avanies subies par le pittoresque Boris Eltsine de la part de Bill Clinton et ses alliés européens. [scald=28744610:sdl_editor_representation] L’avenir appartient au peuple qui a la mémoire la plus longue, a dit Nietzsche. Joe Biden, qui ne l’a peut-être pas lu, a mis du temps à comprendre « l’âme russe ». Pourtant, en 1979, alors qu’il était sénateur du Delaware, il fut reçu au Kremlin par le président du conseil des ministres soviétique, le redoutable Alexeï Kossyguine, qui lui prodigua une petite leçon d’histoire et de « mémoire ». Dans son autobiographie Tenir ses promesses (Michel Lafon, 2021), l’actuel président américain raconte que Kossyguine le cueillit à froid. « Que les choses soient claires sénateur : nous ne nous faisons pas confiance, convenons-en, et nous avons de bonnes raisons pour cela », attaqua-t-il. « Vous êtes la seule nation dans l’histoire de l’humanité à avoir largué des bombes atomiques sur un territoire ennemi ; ce n’est pas une critique, c’est un fait. Vous devez donc comprendre que nous vous croyons parfaitement capables de recommencer. Et n’oubliez pas que vous avez fait débarquer des troupes américaines dans notre pays, pour combattre au côté des Russes blancs, en 1917, alors que nous, nous n’avons jamais posé le pied sur votre territoire. » Biden mit le prurit de Kossyguine sur le compte de vieilles rancœurs recuites, qui auraient tantôt disparu… « Kossyguine mourut l’année suivante et Brejnev deux ans plus tard. La génération de chefs d’État formée dans l’amertume des révolutions et des guerres mondiales – et divisée par les idéologies intransigeantes – disparaissaient de la scène », conclut-il bien légèrement. Bien des années plus tard, après avoir contribué, en tant que vice-président de Barack Obama, à un réchauffement des liens entre Washington et Moscou suite à la guerre russo-géorgienne d’août 2008, il se montrera de plus en plus méfiant et critique à l’égard de Vladimir Poutine, n’hésitant pas, en mars dernier, à le qualifier de « tueur » et à promettre qu’il « paierait le prix » de ses actes… Paix des braves À bien des points de vue, les tensions qui existent aujourd’hui entre les États-Unis et la Fédération de Russie sont infiniment plus fortes qu’il y a trois décennies, au crépuscule de l’URSS. On a gardé du président américain de l’époque, Ronald Reagan, l’image d’un va-t-en-guerre, qui aurait mis l’URSS à genoux avec sa ruineuse « guerre des étoiles » – son successeur, George H. W. Bush, n’ayant plus qu’à porter l’estocade à la moribonde en 1991. La vérité est que ce ne sont ni les États-Unis, ni d’ailleurs un grand mouvement populaire interne, qui explique l’écroulement de la citadelle soviétique, mais des dysfonctionnements très graves, une crise fonctionnelle, systémique. Concernant l’attitude de Washington à cette époque, comme l’a bien expliqué Jack Matlock (spécialiste de l’URSS au Conseil de sécurité nationale américain de 1983 à 1987, puis ambassadeur à Moscou de 1987 à 1991) dans son livre Reagan and Gorbachev. How the Cold War ended (Random House, 2005), il y a eu deux Reagan. Celui du premier mandat (1981-1985), qui qualifiait effectivement la Russie soviétique d’« Empire du mal » et celui du second mandat (1986-1989), qui, au moment de quitter la Maison Blanche, considérait que la guerre froide était terminée, sans vainqueur ni vaincu. De manière tout à fait étonnante, à la fin de son règne, Ronald Reagan s’était mis en tête de débarrasser le monde des arsenaux nucléaires. Pour y parvenir, comme l’a confirmé Pierre Grosser, professeur de relations internationales à Sciences Po., dans un long article documenté publié par Slate en février dernier, avant la ratification du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, en décembre 1987, il était disposé à partager la technologie du bouclier antimissiles américain avec Gorbatchev ! Ce sont ses conseillers et le vice-président Bush qui l’en ont finalement dissuadé. Imagine-t-on une seule seconde Biden proposer un tel deal à Poutine aujourd’hui ?

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