Les Racines élémentaires de Nikolas Koulepis: «Ma mère manquait d’argent. Je voulais l’aider. Alors j’ai commencé à travailler»

A la veille des fêtes, qui viennent couronner une saison étonnamment exceptionnelle dans le contexte de crise que l’on connaît, Nikolas Koulepis nous reçoit pour raconter un parcours de vie qui, s’il ne fut jamais de tout repos, fut sans cesse traversé par la passion de son métier. Je ne serais pas devenu qui je suis si… Il y a tant de réponses à cette question. Je pourrais parler de ma mère, de ma femme, du hasard qui m’a fait arriver de Grèce en Belgique, de la passion de mon métier. Car tout ce qui m’arrive c’est une histoire d’amour avec ce métier. Je ne serais pas devenu qui je suis si je n’avais pas été curieux, passionné, acharné. Votre histoire commence dans votre Grèce natale… Une longue histoire, oui. Je suis né à Rhodes en 1984. Ma mère vient d’Athènes, mon père du Pirée. Mon père a quitté le domicile quand j’avais deux ans. Il a disparu dans la nature, jusqu’à mes quinze ans. Mon petit frère et moi nous sommes restés avec notre mère. C’était difficile pour elle, qui s’est retrouvée toute seule, à s’occuper de ses enfants, sur cette île de Rhodes qu’elle ne connaissait pas. Elle faisait tout pour ses enfants, courant sans cesse pour faire en sorte que nous ne manquions de rien. C’est une mère courage. Et moi j’étais un enfant assez difficile. J’aimais sortir, passer du temps avec mes amis, je décampais sans rien dire… Mais j’ai vite compris que comme ça, ça n’irait pas bien loin. Vous commencez à travailler ici et là dès l’âge de onze ans ! Oui… Nous manquions d’argent, chez nous. Et un jour, alors que j’ai onze ans, un voisin menuisier qui connaissait bien ma mère me dit : « si tu veux, tu peux venir m’aider à transporter du petit bois ». J’y ai été. Il me donnait de temps en temps un petit quelque chose. C’était mon premier travail, pendant les grandes vacances, qui sont longues, en Grèce – deux mois et demi. J’ai commencé à comprendre que c’était bien de travailler, parce que ça permettait de gagner de l’argent et d’aider un peu ma mère. Cela a été comme un déclic. Et depuis mes onze ans, à part mon année de service militaire en 2004, je ne suis jamais resté sans boulot. La pâtisserie était déjà là, dès ces premières années ? Non. Au début, ma motivation c’était le besoin d’aider ma mère. Alors je faisais toutes sortes de petits boulots. A douze ans, je bosse ainsi dans la protection de vitres de voiture. Cela m’a valu un premier accident, au poignet. J’en ai gardé dix points de suture. J’ai distribué des journaux chez les gens. A quatorze ans, j’ai été groom dans un grand hôtel. Je portais les valises des clients. On était en 1998-1999, et rien qu’en pourboire, je gagnais l’équivalent de 34 euros par jour. C’est là que j’ai compris que l’argent pourrait me sortir d’une situation difficile. Et l’école, dans tout ça ? J’ai suivi le parcours normal jusqu’à la fin du lycée. Puis, j’ai fait des études complémentaires à l’école de pâtisserie. A dix-sept ans, j’ai commencé à travailler à temps plein, non-stop, à Rhodes. Peu de temps avant, mon père réapparaît dans ma vie. Il était menuisier, lui aussi. Après le divorce, il avait refait sa vie et avait eu d’autres enfants. On s’est un peu rapprochés, il m’a emmené une fois ou l’autre à son atelier de menuiserie à Athènes, mais ça en est globalement resté là. Je n’ai qu’une famille, et c’est ma mère et mon frère. Quels souvenirs gardez-vous de la cuisine de votre mère, dans l’enfance ? Elle faisait beaucoup de cuisine, de la très bonne cuisine, et je pense que c’est comme ça que j’ai commencé. Elle nous a transmis tout cela. Je me souviens, tout petit, qu’elle rapprochait le tabouret pour me permettre de mélanger des cakes, des gâteaux de Noël… Mon frère et moi, on se battait pour avoir le fouet, puis pour lécher la casserole. Comment, de petits boulots divers, en êtes-vous arrivé au monde de la pâtisserie ? A dix-sept ans, j’ai commencé une école d’hôtellerie. Je n’y suis resté qu’un an. On nous préparait à de la comptabilité, du management. Ce n’était pas assez manuel à mon goût. Moi, avec mon initiation à la menuiserie et au maniement du bois, que j’adorais, le manuel était une pratique naturelle. Alors après l’école d’hôtellerie, j’ai tenté l’école d’informatique, juste pour être en compagnie de mon frère, qui suivait ces cours. C’était trois années d’études, et trois années avec mon frère. Trois ans pendant lesquels, à l’été, je continuais de faire toutes sortes de petits boulots. A ma troisième année d’informatique, ma mère me dit un jour : « Nikolas, il y a un monsieur qui cherche une petite main pour l’aider dans sa pâtisserie ». J’avais 19 ans, et j’ai dit OK, j’y vais. C’était une pâtisserie dans un petit hôtel. Je me souviens d’une gentille pâtissière, Anna, qui m’a vu arriver. Je devais commencer par rouler un croissant… et je le roulais à l’envers ! Elle me disait : « ah oui, je vois qu’on a du travail, ici… » Je crois que ma mère voulait me tester, voir si je mordais à l’hameçon. Là, j’étais payé 5 euros par semaine… et c’était la pâtissière qui y allait de sa poche. Mais ce n’était pas grave, à cette période, je faisais ça volontairement, pour voir, pour apprendre, par plaisir aussi. Et je ramenais régulièrement un croissant ou un pain à la maison. Comme ça, ma mère et mon frère avaient quelque chose. J’ai beaucoup aimé cette expérience. Et je pense que c’est là que j’ai commencé à envisager un avenir. Le manager de l’hôtel, Monsieur Stathis, qui connaissait mon histoire, m’a ensuite recommandé à un grand hôtel, l’Eden Rock, l’année suivante, toujours à Rhodes. C’était mon premier travail officiel, et j’y étais très bien payé. 1.400 euros net, dans la Grèce de l’époque, qui n’était pas encore en crise et alors que j’avais vingt ans à peine. Pour moi, qui habitais encore chez ma mère, c’était énorme. J’ai pu aider beaucoup ma mère. Plus tard, grâce à un très bon ami, j’ai été engagé dans la meilleure pâtisserie de Rhodes, en remplacement. J’y suis resté deux ans. J’y ai travaillé beaucoup, six jours par semaine, au moins dix heures par jour. J’y gagnais beaucoup d’argent. C’était la belle vie. J’avais une voiture. Je sortais beaucoup. J’invitais mes copains. Ma mère était hyper contente pour moi.[scald=28758427:sdl_editor_representation] Vous auriez pu vous contenter de cette situation. Or, vous n’allez pas cesser de bouger… J’étais heureux… mais je me disais que je rêvais d’autre chose dans ma vie. Je voulais voir plus loin. Et aller dans une plus grande ville, pour me développer. Un jour, j’ai été trouver ma mère et je lui ai dit : « je suis désolé mais je me prépare à partir à Athènes ». Elle était très triste, elle a beaucoup pleuré, m’a supplié de ne pas partir. Mais ma décision était prise. J’ai mis de l’argent de côté. J’avais 3.000 euros, ce n’était pas grand-chose, mais c’était déjà ça. Je suis parti à Athènes, où j’avais un très bon ami, qui m’y a accueilli, avec son frère. J’étais sans travail, et le temps était compté. Après un mois de recherche, et malgré mes trois ans d’expérience dans la pâtisserie et un an dans un hôtel, je ne trouve qu’un job… comme plongeur, dans une cave chez Häagen-Dazs. J’avais au moins 2 à 300 couverts empilés par matinée. Ce n’était pas possible ! Un jour, dans le quartier d’origine de mon grand-père maternel, à Athènes, ma mère me conseille d’aller voir la maison où elle a grandi, et où un pâtissier travaillait jadis. J’y vais. Il était encore là. Et il m’engage. J’y reste jusqu’en 2007. J’apprends beaucoup dans cette petite pâtisserie, même si le chef pâtissier est un homme difficile, pour ne pas dire violent. Peu de temps après, Dimitri, le fils du chef pâtissier de l’hôtel Eden Rock me propose d’être son bras droit dans une pâtisserie qu’il lance. Dimitri me donne en somme l’opportunité de me développer tout seul. J’y reste jusqu’en 2009, et suis alors engagé à l’hôtel Cosmopolitan, à Rhodes, comme chef-pâtissier. Après, c’est le va-et-vient entre Rhodes et Athènes, et même Samos, où je travaille pendant un an, sept jours sur sept, seize heures par jour, mal payé. Qu’est-ce qui va vous amener vers Bruxelles ? En 2012, je travaille dans un hôtel cinq étoiles de Rhodes comme chef-pâtissier. C’est là que je rencontre celle qui deviendra ma future femme, Pauline, d’origine française, qui faisait son stage à la réception de l’hôtel. C’est le coup de foudre. Je travaille toujours comme un fou, 7 jours sur 7, 12 à 15 heures par jour. Mais je suis amoureux, et c’est un moment fantastique. Pendant six mois, on part elle et moi sillonner à moto l’île de Rhodes. Puis un jour, elle m’annonce qu’elle va devoir rentrer à Bruxelles, où elle vit. Je lui promets de la retrouver… et on verra ! Ma mère, qui pleurait quand j’étais parti pour Athènes, est à nouveau triste. J’arrive à Bruxelles chez Pauline, qui est étudiante et vit en colocation avec six personnes. J’ai sur moi 5.000 euros en poche… et comme on mène la grande vie, tout fout le camp en un mois à peine. Bientôt, je n’ai presque plus d’argent. Il me faut un travail d’urgence. Pauline m’aide à envoyer des tas de demandes d’emploi, avec CV. Je reçois trois réponses. Deux de restaurants grecs. La troisième, c’est la Villa Lorraine… Oui, et je me dis que c’est à la Villa Lorraine que je vais apprendre le mieux. Décembre 2012 : entretien d’embauche. Je suis pris quatre jours à l’essai. Puis, on me dit qu’on va me tenir au courant. On me rappelle. « Tu ne parles pas français, c’est un problème », me dit-on. « Je vais apprendre, promis », leur dis-je. Je mets un peu la pression, les prie de m’engager. Et ça marche, ils me prennent. C’est le début de mon parcours de pâtissier en Belgique. Je suis troisième pâtissier, à la Villa Lorraine. C’était de la vraie pâtisserie, alors j’ai observé et j’ai appris. J’y suis resté jusqu’en 2014. Et entre-temps, Pauline tombe enceinte… Oui ! Je me disais : « à ce rythme de fou, avec un enfant, ça ne va pas être possible ». Je suis parti à Bouchery, un très bon restaurant à Uccle, mais le rythme n’était pas plus reposant. Je travaillais de 14 heures à 2 heures du matin. Avec un bébé, c’était difficile. J’ai alors fait un dernier resto, Notos, à Ixelles. J’habitais au-dessus du resto, et dès que j’avais un moment, je montais pour essayer de faire des gâteaux de Noël, pour les clients grecs. On était fin 2014. J’ai fait un gâteau pour un ami, qui a posté la photo sur Facebook. Un autre ami l’a vue, etc. Le bouche-à-oreille a commencé à prendre. A partir de là, j’ai commencé à travailler moins dans les restos, et plus comme fournisseur de pâtisseries. Chaque jour, je faisais des gâteaux pour quelqu’un. Je quitte Notos et je commence à trouver du temps. En journée, je travaillais pour un traiteur, Biorganic factory, en faisant des tiramisus, mousses au chocolat, tartes au citron… Et le soir, je travaillais pour mon compte, d’abord chez moi, puis dans un atelier mis à ma disposition par Gregory Knuets. Je fournissais onze restaurants, à l’époque. Je me suis mis en indépendant complémentaire.[scald=28758428:sdl_editor_representation] Comment allier ce métier très accaparant avec la vie de famille ? Bonne question. D’autant que mon deuxième fils naît à ce moment-là. Ma femme travaillait pour un grand hôtel bruxellois. On avait des horaires de fou. Je bossais énormément pour pouvoir mettre de l’argent de côté, pour pouvoir ouvrir un jour mon lieu à moi. Dans ces moments-là, la communauté grecque m’a beaucoup aidé. Je dois aussi beaucoup à Greg, qui ne me connaissait pas et qui m’a fait confiance. C’est aujourd’hui un très bon ami. Et en 2017, on a créé la société « Les pâtisseries de Nikolas ». Cela a commencé à prendre. Mais je n’avais pas encore mon lieu à moi. J’ai cherché partout. J’ai vu vingt endroits. Et puis c’est arrivé en septembre 2017. On a trouvé et on s’est installés rue du Page, à Ixelles. C’est difficile d’ouvrir un endroit. Il faut l’argent, un business plan, engager un comptable… Avec l’argent qu’on avait mis de côté, on a pu ouvrir en mars 2018. Pendant les premiers mois, on n’avait pas de quoi payer les loyers. Mais la rumeur a vite été bonne. La communauté grecque était formidable, je le répète… et je les remercie ! Lors de la Pâques orthodoxe, en avril 2018, c’était la folie devant la pâtisserie, avec des files immenses. Ma femme et moi étions débordés. On n’était que deux, alors. On a engagé des personnes. Aujourd’hui, on est une quinzaine. C’est incroyable. Il y a trois ans, je n’aurais pas imaginé cela. C’est beaucoup de travail, tout ça… Au début, et pendant la première année, je commençais à six heures, le matin, et je travaillais jusqu’à onze heures du soir, sept jours sur sept. Et puis, mon troisième fils est né. Là, je sens que je dois un peu lever le pied. La santé, ce n’est pas éternel. Depuis six mois, je travaille moins. De cinq à quatorze heures… à part en période de fêtes, comme maintenant. J’ai lancé depuis peu de la pâtisserie salée, en ouvrant en face de la pâtisserie une pitasserie. Et les gens adorent, ça cartonne. On prépare tout cela dans notre atelier, à deux pas de la pâtisserie. Mais on est débordés par le succès, et on commence à manquer de place. Que vous inspire votre parcours ? C’est un métier passionnant mais aussi très fatigant. Je ne vais pas tenir comme ça à plein régime… ou alors je vais m’abîmer la santé. Dans dix ou quinze ans, je me vois mieux dans la gestion que dans la production. Cela, c’est le prochain objectif : trouver un peu d’harmonie, après avoir tant travaillé. Et voir davantage mes enfants. Mais le parcours en valait la peine. Je suis fier de ce qui a été accompli, avec ma femme, sans qui tout cela n’aurait pas été possible. Ce succès, c’est le nôtre. [scald=28756450:sdl_editor_representation]

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