Suspension des spectacles: «En deux heures, on nous a retiré la prise»

Bien sûr, ils donnent des chiffres, le total des pertes et préjudices, mais pas que. Les douze requérants du secteur de la culture qui ont saisi le Conseil d’Etat lundi soir – une action complémentaire à celle introduite par d’autres opérateurs culturels auprès du Tribunal de Première Instance de Bruxelles – parlent aussi de fatigue, de découragement et d’une fermeture qui leur semble « infondée, injuste et complètement disproportionnée ». [scald=28772287:sdl_editor_representation] Parmi eux, le directeur artistique et metteur en scène Luc Petit, fondateur avec son complice Michel Teheux des Nocturnales, en 2005. Les Nocturnales, c’est ce concept d’opéras patrimoniaux qui réveille des édifices historiques wallons et bruxellois et mêle artistes, musiciens et acrobates locaux et internationaux. Les Nocturnales, cet hiver, se jouaient dans la cathédrale Saint-Aubain à Namur, dans l’église Saint-Martin à Arlon, dans la cathédrale Saint-Paul à Liège, l’église Notre Dame de la Chapelle à Bruxelles et la cathédrale Notre-Dame à Tournai. Au total, ce sont 66 représentations qui ont été stoppées net. « Quoi qu’il arrive, on ne peut pas reprendre, c’est trop lourd. Cette organisation, c’est un paquebot, soupire Luc Petit. Nous jouions à Lille, le jour du Codeco, et quand j’ai annoncé à la troupe que c’était fini, tout le monde était en pleurs, des pleurs d’incompréhension et de rage. L’équipe de production est par terre. On nous avait déjà mis tellement de barrières, mais là, en deux heures, on nous a retiré la prise. » Ces spectacles – Le combat des Anges et L’horloger de Noël – étant conçus pour la période des fêtes, ne peuvent être reportés. Les implications financières de leur annulation sont désastreuses, comme en atteste le budget des deux productions déposées à l’appui de la requête qui chiffre les pertes à 330.592 euros. « Une cinquantaine de personnes sont impactées, sans compter qu’il faut réorganiser toute la billetterie, faire des comptes clients pour tout le monde en espérant que les gens ne demandent pas un remboursement mais un report sur un autre spectacle, bref, deux mois de travail », poursuit le metteur en scène qui était déjà intervenu il y a trois semaines concernant la jauge de 200 personnes. « C’était un nouveau coup de poignard parce qu’aucune compensation n’a été prévue pour des cas hors-norme comme moi. Je suis entièrement privé, non conventionné, je n’ai pas de contrat-programme et je ne possède pas ma propre salle : je dois renégocier chaque année avec les lieux dans lesquels je veux jouer. 200 personnes, ce n’est absolument pas rentable alors si c’est pour rouvrir dans les mêmes conditions, on est morts. Même notre tax-shelter, on ne sait pas si on va le perdre ou pouvoir le reporter. » Ce qu’il craint enfin, c’est qu’« on effraie les gens, qu’on leur envoie le message qu’une salle de spectacle n’est pas sûre alors qu’en Belgique, nous sommes les plus exigeants, avec le masque, le CST, les normes de CO2 (dans les cathédrales, vous pensez bien que j’étais largement en-dessous mais quand même, j’ai testé !), d’autant que mes spectacles sont très familiaux, avec enfants et grands-parents… Mais voilà, on n’a pas de lobbying. Qu’est-ce qui est le plus facile, à fermer ? La culture ? Fermons la culture. Et pourtant, grâce à la solidarité ambiante, je me sens plus combatif qu’il y a deux semaines ! » La faillite, immanquablement Effet collatéral de l’annulation des deux spectacles Noël des Cathédrales, l’imminente mise en faillite de Yes Rental, société active dans l’organisation de manifestations audiovisuelles qui fournit tout le matériel nécessaire aux Nocturnales et qui compte elle aussi parmi les 12 requérants. Actuellement en réorganisation judiciaire, Yes Rental bénéficiait d’un sursis jusqu’au 24 septembre 2021, délai prolongé par jugement du tribunal de l’entreprise du Hainaut jusqu’au 24 mars 2022. Mais les bénéfices escomptés dans le cadre du projet Noël des Cathédrales étaient déterminants dans le remboursement des créanciers et la déclaration de faillite se profile immanquablement. Pareil pour la société Argan42, créée et gérée par le comédien Daniel Hanssens, qui monte et produit des spectacles sous le nom de Comédie de Bruxelles, une compagnie qui fonctionne sur fonds propres et vit des recettes de ses spectacles. La perte de billetterie consécutive à la crise est estimée à… un million d’euros depuis mars 2020. Cette procédure en extrême urgence auprès du Conseil d’Etat, c’est parce que la fin d’année est particulièrement intense pour la Comédie de Bruxelles qui réalise une bonne partie de son chiffre d’affaires annuel à l’occasion des fêtes de fin d’année : Venise sous la neige était programmé les 28, 29, 30 et 31 décembre au Centre culturel d’Uccle, les représentations précédentes ayant déjà été impactées par la mise en œuvre d’une jauge de 200 personnes (dès le 6 décembre) pour des salles pouvant habituellement accueillir 800 personnes. Chauffer un théâtre centenaire Pertes de locations : 28.000 €. Pertes de bars : 7.000 €. Annulation du 31 décembre à pleine capacité : 20.700 €. Soit un préjudice de 55.700 €, le constat amer du Trocadéro, salle liégeoise de 650 places totalement privée, donc non-conventionnée, née en 1890 et dirigée depuis 1960 par la même famille. Située en plein centre historique de Liège, elle accueille tous types de spectacles, humour, théâtre, danse et une spécialité propre : sa revue. « Cette revue, elle a un côté visuel parisien tout en strass mais c’est aussi une parodie pleine d’humour et de sketches, explique Michel Depas, 3e génération de gestionnaire. D’ailleurs, elle s’appelle cette année L’An Foiré. C’est un spectacle qui se joue d’ordinaire entre 15 à 25 fois par an et malgré le fait qu’on ait déjà été arrêté trois fois, nous avons pu le jouer à huit reprises, la dernière étant… le 31 décembre. On avait calculé une rentabilité limite sur l’ensemble des dates, en écorchant la capacité de plus en plus pour arriver à 200, un tiers de la salle. On a énormément travaillé sur les protocoles d’accueil, de vaccination et sur un système qui module la ventilation dès qu’on atteint une certaine concentration de CO2. C’est tellement décourageant. » Le recours au Conseil d’Etat ? « Pour que les juges qui vont devoir statuer se rendent compte que, derrière les revendications, il y a des réalités financières et humaines. Surtout, pour qu’on pense à la suite ! Au Codeco, un intervenant a dit “Nous verrons à la rentrée ce que nous pourrons faire” mais moi, je dois payer le chauffage et l’électricité d’un théâtre centenaire ! Et après ? Rouvrir avec la même jauge, c’est devoir reporter tous nos spectacles et c’est un cercle vicieux parce qu’en reportant, on bouche les dates pour la suite des productions… Que va penser le public ? Je ne vais pas réserver, de toute façon, le gouvernement va tout refermer. Pendant ce temps-là, alors qu’en France, les comédiens et humoristes peuvent travailler, ils oublient peu à peu la Belgique. » Quelques heures avant l’arrêt du Conseil d’Etat, Michel Depas ajoutait : « Le 31, on ouvrira. Je m’attends à avoir un procès-verbal d’ouverture. Mais je ne pense quand même pas qu’on m’enverra la cavalerie. » En effet, au théâtre, la cavalerie n’arrivera pas.

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