Les Racines élémentaires de Nicolas Decloedt et Caroline Baerten (Humus x Hortense): «C’est le respect de la terre, de l’environnement que l’on veut partager»

La cuisine n’a jamais été une vocation toute tracée pour le couple à l’origine du restaurant Humus x Hortense, institution ixelloise qui sublime le végétal. Mais pour Nicolas Decloedt et Caroline Baerten, partenaires à la vie comme au restaurant, l’amour de la terre et de ce qu’elle offre s’entremêle intimement au récit de leurs racines. Vous ne seriez pas devenue ce que vous êtes si… Caroline Baerten. Il n’y a pas un événement qui a tout bouleversé et créé Caroline comme elle existe maintenant, c’est plutôt un processus à différents niveaux. Avec en premier cette question : « qu’est-ce que cela veut dire “moi” ? ». C’est philosophique et psychologique. Je n’ai pas une identité fixe, dans chaque contexte il y a d’autres aspects de Caroline qui se montrent. Au restaurant je suis intéressée par le monde culinaire et c’est plutôt « l’archétype créatif » qui est présent. J’aime aussi bien être entrepreneuse, créer un restaurant qui a du succès, mettre chaque membre du personnel au poste qui lui convient le mieux pour exprimer sa personnalité. Je viens d’une famille d’indépendants, c’est probablement comme cela que j’ai appris cet esprit. La beauté et l’esthétique sont aussi très importants, l’art est nourrissant pour l’âme et le cœur et pour moi, c’est presque de la thérapie. Ce n’est pas nécessairement « transformé » professionnellement, même si au restaurant, l’intérieur est focalisé sur tout ce qui est délicat et l’artisanat : je fais des choix, je noue des collaborations avec des artisans à Bruxelles, je fais moi-même des céramiques sur mesure Il y a aussi la pleine conscience. Je pratique la méditation depuis très longtemps, et donc là c’est la partie spirituelle de Caroline, une vie contemplative fondamentale pour moi, qui donne un certain sens dans la vie. Je ne suis pas du tout intéressée par le matériel, je suis nulle en finances et je ne crée par le restaurant pour gagner beaucoup d’argent. Qu’est-ce qui explique votre envie et votre revendication d’être multiple ? C.B. Je suis formée comme psychothérapeute depuis 4 ans, très inspirée par Jung et ses archétypes : il y a des archétypes individuels et une conscience collective. Et donc, au XXIe siècle, en Europe et en Belgique, je suis évidemment formée par la culture et le système, par le fait d’être une femme : je suis très consciente de cela. Un déclic ? C.B. A l’âge de 16 ans – je me souviens vraiment de ce moment dans la bibliothèque de ma ville natale à Bilzen au Limbourg –, j’étais en face du rayon des livres de psychologie et de spiritualité, il y avait de la lumière qui pénétrait par la fenêtre, j’ai pris un livre de Jung évoquant tous les archétypes. Je l’ai lu et j’ai trouvé cela très inspirant. J’étais très jeune, je ne comprenais pas tout ce que Jung avait écrit mais à ce moment, mais je n’ai jamais oublié ce livre : il y avait quelque chose d’existentiel qui me touchait et que je ne peux pas expliquer. C’est à partir de là que j’ai été consciente que cette idée selon laquelle nous avions une identité fixe pour le reste de notre vie, n’était pas la réalité. Qu’est-ce qui vous a amené devant ce rayon ? La famille ? C.B. Non, pas du tout ! C’est presque l’opposé : ma famille est composée d’indépendants. Mon père était électricien plombier et mon oncle côté maternel avait une entreprise de construction. Du côté paternel, on travaillait dur – le type flamand (elle rit). Et donc j’éprouvais un certain manque, je cherchais quelque chose de plus, mais ce n’était pas du tout conscient. C’est la vie qui m’a dirigée vers ce livre. Entre 15 et 18 ans j’étais une fille un peu tourmentée, pas tellement heureuse, je me sentais seule, différente, incomprise, aussi à l’école. C’est à 17 ans, à partir du moment où je suis allée étudier l’histoire de l’art à Louvain que j’ai eu le sentiment de faire partie d’une tribu, avec des étudiants qui partageaient le même esprit, la même liberté. Le lien avec l’art se fait à un moment précis ? C.B. De 15 à 18 ans, je suis allée à l’académie des arts de Bilzen, pour le dessin et la sculpture. Je me sentais aussi nourrie par la créativité et la beauté dans cet environnement. Mon père et ma mère aimaient beaucoup cuisiner – ma mère avait suivi une formation d’école hôtelière comme hobby – et tous les week-ends ils testaient leurs recettes. Dans notre jardin il y avait beaucoup d’arbres fruitiers et de légumes et donc vers 15, je voulais aussi faire l’école hôtelière. Mais comme j’étais très bonne élève, mes parents voulaient que je fasse l’université. J’ai hésité entre la psychologie et l’histoire de l’art que j’ai finalement choisi. J’aurais pu faire un doctorat mais c’était trop académique. Je voulais être en contact avec des artistes, des collectionneurs et donc j’ai choisi Bruxelles où j’ai travaillé quelques années dans des galeries d’art. Mais soudain à 26 ans, j’étais à l’hôpital, très malade et j’étais presque morte. J’ai survécu et c’est à ce moment que je me suis dit : je veux vivre d’une façon profonde, dans le respect de moi-même et de l’environnement. C’est dans cet esprit soudain présent de la conscience écologique et planétaire que je pars en voyage, l’idée étant : j’ai survécu à cette expérience de proximité de la mort, comment puis-je contribuer à notre société, à notre planète ? Une période de recherche s’ouvre : qu’est-ce que je veux faire avec ma vie ? Et donc, de 27 à 29 ans, j’ai voyagé pour apprendre de nouvelles techniques culinaires. Où ? C.B. Je suis allée à « La ferme du bout du monde » en Auvergne pour apprendre à faire du fromage de chèvre. La nature était très sauvage avec 60 chèvres qu’on trayait matin et soir : l’interaction avec les autres êtres vivants, leur chaleur le matin étaient très inspirants. Puis j’ai travaillé trois mois dans une boulangerie qui faisait du pain au levain et au sarrasin. Je suis aussi allée en Afrique du Sud étudier la permaculture, puis au Japon apprendre la cuisine japonaise. C’est là que je me suis dit : j’adore cuisiner, je veux devenir cheffe. Mais pour vraiment m’installer, j’avais besoin d’un diplôme et j’ai décidé de suivre une formation à la meilleure école hôtelière, Ter Duinen à Coxyde. Vos parents étaient inquiets suite à vos hésitations ? C.B. J’ai toujours été très indépendante et j’ai montré à mes parents que j’étais capable de vivre comme je voulais et de gagner de l’argent, en tout cas d’avoir un toit et de la nourriture. Ma mère avait probablement plus d’angoisses -« qu’est-ce que Caroline fait de nouveau » –, mais je n’ai jamais renoncé à faire ce que je voulais parce que les autres avaient des angoisses. Moi, je n’en ai pas beaucoup : j’ai confiance. Des rencontres ont renforcé cette confiance ? C.B. Fernanda, ma marraine, la sœur de ma mère, qui était indépendante : hyper jeune, à 21 ans, elle avait son magasin d’épices et de légumes, puis est devenue caviste. Elle a une personnalité plus extravertie que moi mais aussi une grande force intérieure. Elle savait décider. Elle a été inspirante pour moi au début : la femme la plus importante dans ma vie. Elle a 83 ans aujourd’hui. Après Ter Duinen ? C.B. J’ai travaillé durant l’année de mes études dans un restaurant, c’était avant le #metoo et comme femme, c’était une mauvaise expérience. C’était dommage car j’étais une des meilleures étudiantes de cette année-là, mais j’ai été dégoûtée par le harcèlement machiste, sexuel… Mais j’ai fait la part des choses dans la cuisine, entre toute la créativité que j’adore et les chefs « chiants » (elle rit). Heureusement, dans la foulée, j’ai rencontré une femme cheffe en Flandre occidentale, mais qui n’avait pas hélas le niveau gastronomique que je recherchais. A l’époque, je vivais la vie que je voulais avec la cuisine, les amis mais soudain mon père est devenu très malade de l’amiante. Ce fut un choc. On lui laissait de 2 à 6 mois à vivre, il a vécu un an au final et est mort à 60 ans. Nous avons eu un cadeau de 6 mois ensemble. Trois ou quatre jours par semaine, il habitait chez moi à Coxyde. Nous avons beaucoup partagé, on s’est dit tout ce que peuvent se dire un père et sa fille. C’était une période très intense, humaine. Je ressens de la gratitude pour ces moments. Après sa mort, je suis venue vivre dans le même immeuble que ma maman, très fragilisée par le deuil et j’ai travaillé à Maastricht dans un restaurant gastronomique, avec un chef – 90 % des cuisiniers sont des chefs – pour une expérience de sexisme de nouveau très désagréable. J’ai décidé de ne plus travailler dans un environnement aussi toxique pour une femme et à un rythme physique impossible à tenir jusqu'à 65 ans. J’ai étudié la nutrition et travaillé quelques années comme nutritionniste-diététicienne, tout en sachant que ce n’était pas mon désir. J’avais 31 ans. C’était très important de comprendre pourquoi les femmes veulent perdre du poids et ont cette obsession du corps. J’étais fascinée par la psychologie derrière la nourriture. Un mois après le décès de mon père, j’avais suivi une retraite Vipassana (une des techniques de méditations les plus anciennes de l’Inde NDLR). C’était hyper intense. Cela consistait à voir la réalité comme elle est, en étant seule en silence pendant dix jours avec mes émotions, pensées et sensations physiques. Etre confrontée sans distraction avec ma tristesse et la souffrance, l’injustice du départ de mon père. Prendre le temps de réfléchir et méditer. Pour moi, la vie a été totalement différente avant et après la retraite. J’ai vraiment compris mon esprit, le comportement humain : tout était très clair pour moi et cela m’a permis plus tard de voir autrement mes clientes en diététique. Je voulais leur montrer qu’il y a d’autres chemins qui passent par la compassion et l’acceptation corporelle. J’ai aussi compris l’enjeu systémique de la relation au poids. J’ai alors suivi une formation de psychothérapeute. Et Jung était revenu. Pour la première fois depuis ce moment dans cette bibliothèque de Bilzen, à 15 ans ? C.B. Oui. C’était toujours là bien sûr, mais sous la surface. J’ai alors vraiment exploré cette psychologie de Jung et j’ai compris que je voulais travailler avec tous les différents domaines présents : être là comme femme qui aime cuisiner, la nutrition, consciente de la santé physique et mentale, de la santé planétaire et donc de la conscience écologique. J’ai essayé de combiner tout cela dans mon cabinet – il est ici à l’étage – et après quelques années aussi dans le restaurant. Le contenu et la conscience restent les mêmes, ce sont les emballages qui sont différents. Quand je travaille comme thérapeute, instructeur de pleine conscience, un autre aspect de moi se montre que lorsque je suis sommelière dans le restaurant, mais c’est la même conscience. Ce « plusieurs personnes en une seule », devrait rendre plus difficile la rencontre de l’âme sœur… C.B. (Elle rit) Je ne sais pas pourquoi Nicolas a rencontré Caroline. Nous nous voyons pour la première fois à Coxyde à Ter Duinen. Je visite l’école, mais sans pouvoir m’inscrire car cette année-là, tout était complet. J’étais dans la cuisine, le professeur expliquait et Nicolas était là comme étudiant et cuisinait. C’est là que nous nous sommes vus, mais sans avoir le temps de parler. Ce fut très bref. Une année plus tard, j’y suis alors comme étudiante, et Nicolas est revenu dire bonjour aux professeurs. On me demande de lui faire un cocktail et nous avons alors le temps d’échanger. Il me dit qu’il va aller ouvrir un restaurant à Liverpool avec un ami et je me dis que je n’ai pas envie de commencer une relation avec quelqu’un qui part à l’étranger. C’était en janvier et en mai, alors que je me trouve dans le magasin bio de Coxyde, Nicolas entre. Son projet en Angleterre est terminé, il reste en Belgique. Je me suis dit « Ah, c’est le bon moment ! ». C’est alors que vous décidez de créer Humus x Hortense ? C.B. Non, pas encore. Nous avons d’abord créé « Humus botanical gastronomy », en cuisinant plusieurs fois par semaine de la gastronomie botanique, dans cet esprit de conscience planétaire, avec des produits locaux, servie à 20 personnes dans cette maison, sur la grande table de mes grands-parents. C’était de l’avant-garde expérimentale qui a duré cinq ans, notre premier projet en commun. Nicolas a eu ensuite l’occasion d’ouvrir le restaurant « Humus x Hortense » fin 2016. Je n’étais pas très intéressée car j’avais mon cabinet de psychothérapeute, mais je lui ai donné un coup de main pour quelques semaines, et je suis toujours là. Et vous Nicolas, vous ne seriez pas devenu qui vous êtes si… ? Nicolas Decloedt. Si je n’avais pas eu mon grand-père maternel, Basiel. C’est une personne qui m’a fort influencé, j’ai grandi juste à côté de chez eux à Torhout. Il a bossé toute sa vie, c’était le plus jeune de tous ses frères et sœurs : il était oncle avant d’être né. A 14 ans, il partait avec ses grands frères à vélo jusqu’en France pour aller travailler dans les fermes, les champs. Son histoire m’a fort marqué. Ce n’est pas quelqu’un qui s’est lancé tout seul mais il était convaincu, a tout construit de zéro. C’est un peu l’histoire qu’on entend souvent : ceux qui se mettent à fond pour créer quelque chose de plus grand. Dans son cas, c’était ses deux filles. La deuxième chose importante, c’est ma rencontre avec Caroline. Je viens d’une famille avec des ouvriers, des fonctionnaires, très petite, où c’était « la sécurité avant tout ». C’était le message que j’ai entendu toute mon enfance. Caroline a eu une éducation différente, un autre parcours, d’autres influences… Elle a ouvert les fenêtres ? N.D. Oui. Elle m’a encouragé, m’a poussé à oser, à voir que tout était possible. Quand on est un peu éduqué avec l’idée qu’il ne faut pas prendre trop de risque, ça reste présent en vous. Moi je n’étais pas vraiment comme ça et maintenant je me rends compte que quand on rencontre quelqu’un qui t’ouvre l’esprit, te dit qu’il faut oser, c’est le petit extra dont j’avais besoin. Vous aviez déjà emprunté un chemin pas banal en choisissant de faire des études de photographe. N.D. Oui, c’était déjà choisi. Je suis parti à l’académie, à Gand. Je voulais m’exprimer et le côté artistique était plus important que la technique derrière. C’est encore très lié à ce que je fais en cuisine aujourd’hui : on utilise des techniques pour s’exprimer. C’est quelque chose qu’on a en commun avec Caroline : on a grandi dans deux villages, avec un peu la même mentalité, on était tous les deux différents. Comment passez-vous de la photo à la cuisine ? N.D. Ma mère aimait cuisiner, mes grands-parents avaient un potager. J’ai toujours aimé cuisiner, même à Gand quand j’étais étudiant. Après la photo, j’ai commencé à voyager. J’ai été guide de voyage à vélo et une de mes tâches c’était de cuisiner. J’ai enseigné la technique du pain européen au Mexique. Bref, à un moment donné, je me suis rendu compte que je ne faisais plus que cuisiner. Il fallait se rendre à l’évidence. Je me suis inscrit à l’école hôtelière à Coxyde. C’est quoi votre « moment Jung » à vous ? N.D. Caroline et moi, on a eu des parents très différents. Les miens étaient plus jeunes, en âge mais aussi en esprit. Ils adoraient la musique et déjà dans les années septante ils voyageaient en Angleterre pour aller voir des concerts, les Rolling Stones, Black Sabbath… A 18 ans, alors qu’il bossait déjà à Tour et Taxi, mon père voulait aller voir Jimi Hendrix en Angleterre mais ses parents lui avaient interdit. Il a rattrapé le temps après. J’ai eu cette liberté, à 14 ans, je les accompagnais aux concerts. Mais Torhout c’était quand même trop petit, je ne me sentais pas à ma place. Même encore maintenant quand j’y retourne. Vous avez des modèles, des héros à cet âge-là ? N.D. Plus tard, Stefan Hertmans qui a été mon professeur. Je l’ai trouvé très inspirant, il a un bagage culturel immense. J’ai toujours aimé les raconteurs. Ma mère m’a transmis cette passion de la lecture, du roman. Mon écrivain préféré, de loin, c’est Peter Verhelst. C’est d’une beauté incroyable, c’est tactile. Sa façon d’écrire est tellement vécue, je n’ai jamais rien lu de semblable. On peut atteindre cette sensation avec la cuisine ? N.D. On peut avoir la même intensité. La cuisine c’est quelque chose de très intime. On met dans sa bouche. C’est ce que je ressens avec la façon d’écrire de Verhelst, c’est très corporel. Cette intensité, c’est quelque chose que j’adore. Je l’ai appris avec mon père qui adorait Jimi Hendrix : c’est tellement au-dessus, dans une autre dimension. Caroline et moi, avant de se connaître, on était déjà attirés par les mêmes artistes, très intenses, comme le vidéaste Bill Viola par exemple. Ou Brel, sur scène qui était monstrueux. Vous êtes tous les deux très intenses. C.B. Calmement intenses alors ! N.D. C’est aussi ça qu’on veut faire passer par notre cuisine. Pour nous, l’idée, le concept de restaurant, ne nous intéresse pas énormément. Le concept d’aller au restaurant, pour beaucoup de gens c’est de choisir un lieu, ce qu’on veut manger, ce qu’on veut boire et de se dire que le restaurateur est au service de mes désirs. Nous, on le voit différemment, pour nous c’est comme un spectacle, un opéra en plusieurs actes : les gens viennent chez Humus x Hortense parce qu’ils s’attendent à quelque chose. On fait quelque chose de très spécifique. On a un discours à transmettre. Comme un peintre fait des peintures pour transmettre son monde, sa vision, le restaurant c’est pareil.

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