21 mai 2003 : « Tous dehors, c'est un tremblement de terre »

Des civières sont posées, ici et là, un peu n'importe où, dans les couloirs, dans la salle d'attente, dans la remise à linge. Il faut faire vite, il faut libérer les ambulances, il y a encore beaucoup de blessés qui n'ont pas été secourus, crie quelqu'un. Ceux qui ont eu la chance d'avoir été évacués sur l'hôpital Mustapha-Pacha d'Alger sont hagards. Ils jettent des regards pleins d'effroi. Ils ne comprennent pas le sang qui les couvre, les va-et-vient incessants, les cris, les ordres. Derrière une porte, d'autres civières sont alignées, chacune couverte d'un drap : des corps sans vie. Farida, l'une des internes du service des urgences, est assise sur une chaise, les bras ballants. Dehors, le jour se lève. Elle a passé toute la nuit, auscultant, pansant, posant des perfusions. «Je suis venue spontanément hier après la catastrophe, on ne s'est pas arrêté une minute», lâche-t-elle. Farida a répondu aux appels lancés sur les chaînes de radio. Les professionnels sont réquisitionnés, médecins, infirmières, agents de service. «Cela a été dur de quitter les miens, eux aussi ont besoin d'être soulagés», explique-t-elle. «Ils ont eu si peur, tout le monde a eu si peur. On n'a pas compris ce qui se passait et puis je me souviens que mon frère a crié: tout le monde dehors, c'est un tremblement de terre !» 19 h 44 mercredi, un grondement lointain pendant vingt à trente secondes puis le sol qui se dérobe, qui bouge. Les Algérois se ruent au-dehors, dévalent les cages d'escalier. Dans les rues on pleure, on se cherche, on appelle les enfants. Quand une réplique fait à nouveau trembler la terre, les gens se figent, prient, se serrent. Beaucoup décident de passer la nuit à l'extérieur, par crainte. Les quartiers sont sans électricité et le noir fait peur. Les espaces verts, les places publiques, les terre-pleins se muent en vastes dortoirs à ciel ouvert jusqu'au petit matin. Les vieux racontent aux plus jeunes le séisme de 1980 à El Asnam (160 km d'Alger ) qui a fait 3.000 morts. L'Algérie est une zone sismique, on vit avec cela depuis toujours, dit l'un d'entre eux. Les téléphones ne marchent plus, on écoute à la radio les premiers bilans qui enflent, 100 morts, 200 morts, 300 morts ... Alger semble relativement épargnée, excepté les quartiers populaires de Bab el-Oued et de Belcourt où tout s'est construit vite et n'importe comment dans les années 80 et 90. La rumeur court selon laquelle l'épicentre se trouverait à Boumerdès, une ville côtière située à 50 km à l'est de la capitale. Plusieurs immeubles se sont écroulés, des gens se sont jetés par leurs fenêtres, lâche un homme, une radio collée à ses oreilles. A l'hôpital Mustapha-Pacha, une petite fille vient d'arriver, ensanglantée. Farida se penche, tâte, pose un diagnostic rassurant. Elle vient de Rouiba, son immeuble est tombé, elle n'a pas de nouvelles de sa famille, les secouristes l'ont dégagée il y a une heure à peine, relate Farida. Une autre jeune femme se penche, vêtue non pas d'une blouse mais d'habits civils. Latefa Belarouci est psychologue. Elle a intégré depuis l'aube la cellule d'écoute ouverte par le ministère de la Santé. Elle a soulagé les victimes des inondations de Bab el-Oued en 2001 (800 morts), elle soigne depuis cinq ans les victimes du terrorisme. Elle sourit, apaisante. La petite fille lui dit : «J'ai mal partout, où sont mes parents et mes frères ?» Latefa répond : «Il y a eu une catastrophe, la terre a tremblé, tu n'as rien de cassé, tu as seulement des courbatures comme si tu avais aidé ta maman à faire le ménage du vendredi» « Où sont mes parents ?», demande-t-elle encore. Latefa tente de la rassurer: «On les cherche». Le docteur Réda Boubezari qui dirige le service lance : «On a déjà hospitalisé plus de 400 personnes et on déplore ici pour l'instant 17 décès». Blême, exténué, Réda confie : «Je voudrais bien aller embrasser ma femme et mes gosses, mais il y a encore trop de travail ici. Il est inquiet parce qu'il ne peut pas les joindre par téléphone. Le réseau est encore hors d'état de fonctionnement.» Sur l'autoroute de l'Est qui longe Alger, il y a des embouteillages monstres. Chaque Algérois a un proche résidant à Boumerdes ou Rouiba. La route est coupée à hauteur du pont de Baraki qui est fissuré et menace de s'écrouler. Les forces de police dévient les automobilistes vers le quartier d'El-Harrach. «Cinquante minutes pour faire 7 km», constate avec dépit le docteur Baroudi, du Croissant-Rouge. Il a passé une partie de la nuit parmi les décombres, y retourne. «J'ai vu deux immeubles écroulés, j'ai compté 48 morts à l'hôpital» Etrangement, le long des routes, des enfants portant leur cartable en bandoulière s'en vont à l'école...· Après l'abattement, un sentiment de colère Elles sont une dizaine de personnes installées sur un bout de trottoir, dans un faubourg de Rouiba (banlieue-est d'Alger). Deux familles. En guise de couche, des matelas, sortis à la va vite des appartements. Elles ont passé la nuit ici et passeront sans doute aussi la prochaine. «Nous avons trop peur que ça recommence »lance Farid. Leur immeuble tient encore debout mais il y a tant de fissures que personne ne veut prendre le risque de réintégrer les appartements. «Que va-t-on faire maintenant?» demande Farid. Les enfants, agglutinés autour des mères, observent le va-et-vient des véhicules de secours. «On ne retournera pas chez nous», déclare Assia, une mère de famille.«J'ai entendu mes enfants hurler, ils ne comprenaient pas ce qui se passait, nous non plus. C'était terrible, tout bougeait, la vaisselle se cassait, les lustres faisaient un bruit incroyable. On est descendu parce que les gens dans les escaliers hurlaient qu'il fallait s'enfuir». Les hommes invectivent déjà les autorités coupables selon eux de lenteur dans l'organisation des secours. «C'est comme lors des inondations de Bab el-Oued», assure Farid, «ce sont les gens qui, cette nuit, ont avec leurs mains creusé les décombres. » «Et qui nous a logés dans ces maisons bâties avec des matériaux bon marché ? L'Etat bien sûr »,s'insurge Omar, son voisin. Après l'abattement, la colère donc pour tenter de désigner un coupable, trouver une réponse au désarroi. Certains arrachent des panneaux de signalisation et les jettent au milieu de la chaussée pour faire un barrage. «Qu'on nous reloge dans de vraies maisons» hurle Omar. Farid, le prenant par le bras le calme : «Non, il faut laisser la route ouverte pour les secours, il y a encore des hommes, des femmes, des enfants sous les gravats» (article paru le 23 mai 2003)

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