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Carta Academica: Fermer une prison, y ouvrir une école et un musée. Forest, la résilience comme stratégie politique

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : la prison de Forest, amenée à cesser ses activités en septembre prochain, pourrait accueillir une école et un musée pédagogique sur la vie en milieu carcéral. Un projet ambitieux qu’il est impératif de soutenir.

Chronique - Temps de lecture: 5 min

Avec l’ouverture de la prison de Haren, prévue en septembre 2022, les établissements pénitentiaires de Saint-Gilles, Forest et Berkendael devraient progressivement fermer leurs portes. L’État, propriétaire des lieux, a bien compris la valeur financière de la dizaine d’hectares libérés. La Région bruxelloise songerait à en faire un nouveau quartier urbain composé de logements, de bureaux, de commerces, de lieux de loisirs et, surtout, d’une école. Il s’agit là d’un projet politique prometteur qui fait écho à la formule prêtée à Victor Hugo  : « ouvrir une école, c’est fermer une prison ». En sept vers à peine, le poète souligne les racines structurelles de la délinquance.

« Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne.

Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne

Ne sont jamais allés à l’école une fois,

Et ne savent pas lire, et signent d’une croix

C’est dans cette ombre-là qu’ils ont trouvé le crime.

L’ignorance est la nuit qui commence l’abîme.

Où rampe la raison, l’honnêteté périt ».

(Victor Hugo, 1881, Les Quatre vents de l’esprit , I, 24).

Il est permis de supposer que les promoteurs d’un tel projet ont bien compris les vertus du couple éducation-prévention. Mais il serait également utile de considérer le site unique dont il est ici question à la lueur de deux autres ressources susceptibles de renforcer la dimension stratégique d’un tel projet.

Première opportunité : construire une « école nouvelle »

La première ressource est analytique. Elle réside dans le fait que la prison est une institution, comme l’école. Dans son ouvrage de référence Surveiller et punir (1975), Michel Foucault démontrait comment l’une et l’autre produisent des corps individuels soumis, dociles et utiles. Plus, les sciences de l’éducation nous ont appris à mieux connaître les spécificités de la « forme scolaire », la définissant comme « une forme institutionnalisée de transmission de valeurs, de capacités, de savoirs, assumée par des professionnels et suivant des règles concernant le comportement des apprenants et enseignants ». Cette notion a servi de levier pour dénoncer les inégalités que contribuait à reproduire le système scolaire et pour proposer une approche alternative baptisée « éducation nouvelle », promue notamment par Ovide Decroly, Maria Montessori, Célestin Freinet et Jean Piaget. Les « écoles nouvelles » se veulent être des lieux de vie davantage que des lieux de transmission verticale ; des laboratoires pédagogiques davantage que des entités chargées d’exécuter des plans contraignants et des programmes standardisés ; des dispositifs adaptés à chaque élève davantage que des espaces normés auxquels les élèves devraient s’adapter sous peine d’exclusion(s). Ouvrir une « école nouvelle » sur le site d’une ancienne institution pénitentiaire, la verticalité, la contrainte et l’exclusion : voilà un moyen de faire de la résilience une stratégie politique !

Deuxième opportunité : construire un musée de la prison

Mais une telle politique pourrait être encore plus ambitieuse en s’appuyant sur une seconde ressource, empirique cette fois. Celle-ci réside dans une expérience concrète, menée entre 2005 et 2008 à la prison de Tongres, et décrite dans un récent ouvrage collectif, intitulé Le musée de Tongres est mort ! Vive la prison ? (Mahy & Vervaet, 2019). Les auteurs racontent comment dans cet établissement, qui venait d’être fermé pour raisons d’insalubrité, une aile était transformée en musée. En 3 ans, près de 300.000 élèves et des citoyens ont ainsi pu voir les murs d’enceinte et mesurer leur taille avant de franchir la porte, entrer dans la cour, prendre connaissance de la procédure réservée aux entrants (fouille, prise des empreintes, réception d’un paquetage, etc.), rejoindre le cellulaire, pénétrer dans une cellule, humer ses odeurs, imaginer la promiscuité des codétenus, entendre la porte se refermer, rencontrer un ancien détenu, l’écouter narrer son expérience, lui poser des questions, repérer certaines émotions représentées dans certaines cellules (violence, rêves, peur, etc.), penser au temps mort et au temps perdu, au sens de la justice et aux injustices qu’elle entraîne, etc. Ces expériences ont été intenses. Elles sollicitaient les sens des visiteurs. Elles déconstruisaient les clichés véhiculés par nombre de séries télés, clips musicaux et forums en ligne, grâce à des rencontres concrètes avec des témoins lors d’une visite sur place. Elles permettaient de découvrir en situation un sujet carcéral qui est souvent fantasmé, trop souvent source de stéréotypes et d’ignorance. À lire aussi Prisons: le contexte du covid et la «guerre contre les drogues» ont fait exploser la surpopulation

Une double opportunité politique, pédagogique et culturelle

L’expérimentation pédagogique qui s’est tenue durant trois ans à la prison de Tongres a pris fin de manière inopinée en 2008 pour des raisons qui restent, à ce jour, inexpliquées. Cette expérience est néanmoins aisément reproductible à Forest sans nécessiter un budget démesuré. Elle permettrait de « sortir » la prison – et, avec elle, la Justice, la peur, le lien social, etc. – de l’ombre des matières et des programmes pédagogiques enseignés. En ouvrant une école sur le site et en ouvrant une aile de cet établissement aux publics scolaires, un double outil pédagogique pourrait voir le jour. Enfin, en faisant de cette aile un musée accessible au grand public, l’ancienne prison deviendrait également un outil de médiation culturelle unique en Belgique. Il convient en effet de considérer la valeur – pas uniquement marchande – des lieux, et plus précisément des murs, cellules, ailes, préaux et cachots, traces d’Histoire, celle de l’institution carcérale, et traces d’histoires personnelles qui continuent de s’écrire, aujourd’hui comme hier, à l’ombre de nos regards. Rendre ces traces accessibles permettrait de les préserver, de les mettre en lumière, de réduire l’ignorance collective qui domine généralement les débats sur la prison, sur la peine, sur la liberté et sur sa privation. À lire aussi La réalité des détenus vaut bien un musée

Alors oui, l’occasion est belle. Et nos élus ont le pouvoir de conjuguer prison et éducation, d’investir dans la mémoire et l’avenir, de bâtir sur notre patrimoine matériel et immatériel. Puissent-ils en être conscients et se saisir de ce projet collectivement, en 2022.

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