Nancy Huston: «Je mets plus d’autobiographie dans mes essais que dans mes romans»

Nancy Huston est née au Canada mais habite la France depuis plus de quarante ans. Aujourd’hui, elle partage son temps entre le 20e arrondissement de Paris, dont elle aime la multiculturalité, et la campagne fribourgeoise, en Suisse. La romancière vient de publier Le club des miracles relatifs chez Actes Sud. De passage à Bruxelles pour une conférence sur le thème « Belle comme une image » à Wolubilis, elle revient sur les grandes questions qui traversent son écriture. Nancy Huston, v ous êtes romancière mais aussi essayiste : ces deux pratiques sont indissociables dans votre œuvre ? Elles sont intimement liées : mon essai L’espèce fabulatrice est sorti du roman Lignes de faille, comme Reflets dans un œil d’homme est né de l’écriture d’Infrarouge. C’est mieux que la poétique sorte de la poésie plutôt que l’inverse, m’a dit mon fils, et je suis d’accord avec lui : je ne veux surtout pas écrire des romans dictés par mes théories ! Depuis le tout début, je mets plus d’autobiographie dans mes essais que dans mes romans : le privé est politique, disaient les féministes. J’ai toujours aimé la pensée telle qu’elle éclot dans la vie de tous les jours, autour de nous et en nous, et non pas une pensée abstraite et détachée du corps. Cela me vient sans doute de mon père, qui pratiquait la réflexion comme une activité quotidienne ; il aimait réfléchir tout le temps, lançait des débats, discutait avec nous tous. Je suis peu capable de lire les philosophes purs. A propos de votre roman Infrarouge, vous avez eu des difficultés à vous glisser dans la peau d’une femme passionnée par le corps masculin, y compris comme objet du regard ? Oui, essayer de me projeter dans Rena Greenblatt, la narratrice de ce roman, était difficile, inhabituel et presque tabou. Il existe peu d’exemples de femmes obsédées par la nudité masculine, tandis que l’inverse est la norme. Je pourrais citer la photographe américaine Diane Arbus, d’ailleurs victime, tout comme la narratrice de mon roman, d’inceste fraternel. On ne se rend pas compte de cette asymétrie : ça m’a soudain sauté aux yeux, cette histoire du regard que les hommes portent sur les femmes. C’est ce qui a mené à l’écriture de mon essai Reflets dans un œil d’homme. A présent que je suis plus âgée, j’observe beaucoup les hommes se mettant en place pour pouvoir regarder les jeunes femmes discrètement : ils ne veulent pas leur imposer leur regard, juste se rincer l’œil. Ils attendent l’opportunité, l’instant où elles ne les voient plus. Ça leur fait du bien. On le voit tout le temps. [scald=1077221:sdl_editor_representation] Comment, dans ce cas, écrire sous le regard des hommes ? Au début, c’était insécurisant de me demander si on publiait mes textes à cause de mes yeux bleus. A vingt ans, j’étais très en colère par rapport à ce regard constant que les hommes posent sur les femmes. J’avais besoin de me retrancher dans le travail, de m’abstraire du monde des hommes. C’est comme ça que je suis venue au mouvement des femmes : ça a été une phase très importante de ma vie, de pouvoir écrire et travailler au sein d’un groupe de femmes, en étant entourée de leur amitié et de leur affection, de pouvoir fourbir mes armes dans ces conditions. C’est une chance pour moi d’avoir eu un métier solitaire, où le corps est invisible, solitaire, au même endroit tous les jours. Ça m’a protégée. Je n’ai pas à m’habiller le matin pour circuler dans l’espace public. C’est aussi une incroyable économie de temps : mon apparence n’est plus au centre de mes préoccupations alors que ça l’était quand j’avais quinze ans. Il suffit de regarder les statistiques des magazines féminins et des entreprises de cosmétiques. Dans Bad Girl, je cite ce passage sur la coiffure, où Ann Truitt raconte comment, enfant, elle se prête à cette aliénation avec sa mère et sa tante. Mon texte sur la beauté, La donne, repris dans Ames et corps, est d’ailleurs celui qui a été le plus traduit. [scald=1077222:sdl_editor_representation] Peut-on réellement tout dire sans se censurer soi-même ? Il y a sûrement des censeurs inconscients qui travaillent en amont et dont on n’entend pas la voix ; je ne peux pas nier l’éventualité de ce type de censure. Mais le fait d’écrire dans une langue étrangère me confère une sorte d’impunité : c’est un drôle de truc. Quand je dis en français des choses choquantes, graves ou obscènes, ça ne me touche pas comme ça le ferait en anglais. La langue n’est pas intégrée à mon corps de la même façon. C’est sans doute grâce à cette distance que j’ai pu écrire, en français, mon mémoire sur la fonction des jurons et des blasphèmes. A l’âge adulte, nos enfants deviennent le surmoi que nos parents incarnaient quand on était jeune. C’est un conflit que je perçois depuis longtemps : par chance, concilier l’écriture et la vie maternelle ça n’a pas été un problème au plan de l’organisation quotidienne ; en revanche, alterner dans la même journée entre l’attitude morale de la mère et l’attitude amorale de l’artiste, c’est moins évident ! Ensuite, quand vos enfants ont l’âge de lire, ils entendent parler de vous et de ce que vous écrivez. Le fait que leur mère soit un personnage public peut être pesant pour eux. Aujourd’hui mes enfants ne lisent à peu près plus ce que j’écris et ça me convient. Curieusement, je remarque que les années où j’étais le plus libre – déjà plus sous le regard de mes parents et pas encore sous celui de mes enfants – sont aussi celles où j’ai été le plus dogmatique, le plus théoricienne, le plus loin de la fiction ! La maternité comme telle m’a ramenée à la vie matérielle, à la vraie vie des gens. Or le roman a trait à la vie matérielle : « Si vous ne supportez pas de vous salir les mains, alors faites ce que vous voulez mais n’écrivez pas de romans » disait Flannery O’Connor. Dans un article engagé, Alberta : l’horreur « merveilleuse », paru dans Le Monde en 2014, vous retranscrivez votre discours aux étudiants de l’Université d’Ottawa et affirmez que la littérature ne peut pas « servir à quelque chose » dans le monde réel, ne peut pas le changer… Tout dépend de ce qu’on entend par « changer ». Si la littérature peut quelque chose, c’est sur l’esprit et le cœur des gens. Je suis engagée dans mes essais mais je ne veux pas écrire de romans politiques, même si certains l’ont fait brillamment : l’impact sur le 20e siècle du roman 1984 de George Orwell est énorme ! Il a créé de véritables paradigmes dans la tête des gens : Big Brother, Newspeak, et ainsi de suite. Orwellien est même devenu un adjectif. Et pourtant, a-t-il changé le cours du monde ? Empêché une seule guerre ? La robotisation ? Non. En ce qui concerne l’écologie et les changements climatiques, tout ce que je peux dire est qu’il n’y aura bientôt plus aucune tour d’ivoire si on ne fait pas quelque chose pour empêcher ça : elles seront emportées avec le reste. Tout comme la question du regard des hommes, serait-ce également lié à la biologie, cette incapacité à nous projeter deux générations plus loin et à prendre dès maintenant les décisions qui s’imposent ? Nous sommes programmés pour avoir une vision cohérente du monde, des illusions rassurantes. Nos sens et notre cerveau fabriquent une vision continue et sensée à partir du discontinu. Nous sommes plus optimistes que ne le justifie l’histoire, mais cela fait aussi partie de nos qualités. C’est ce qui nous rend capables de création, de musique, de jeux et de joie : on pense que la vie vaut la peine d’être vécue. Regarder la réalité de notre mortalité en face gâcherait tout. Chacun doit donc décider jusqu’où il veut être au courant des horreurs. C’est le problème de Romain Gary et des gens qui ont des identités multiples : on se sent concerné par trop de choses. On comprend trop, on se met trop à la place des gens. On refuse ce que je nomme, dans L’espèce fabulatrice , l’Arché-texte, qui confère du sens à beaucoup de vies : le monde en noir et blanc ; Nous et Eux… Ce qui est grave, aujourd’hui, quand on voit la réaction aux événements terroristes, c’est que la peur rend bête : elle nous ramène à une animalité qui s’occupe avant tout de la précarité et de la survie. Si chacun s’identifie principalement comme un ceci, il va considérer l’autre comme un cela. La peur nous plonge là-dedans, c’est une tendance pérenne de notre espèce. Une thématique douloureusement actuelle… Je suis en train de traduire le livre de Chris Hedges, War is a Force That Gives us Meaning . Correspondant de guerre américain en Irak pendant la Guerre du Golfe, il a écrit des articles critiques sur la politique américaine jusqu’à être blâmé par le New York Times. Les journaux renoncent facilement à toute déontologie d’objectivité au profit du discours patriotique. J’ai choisi de traduire ce livre car je suis affligée par la réaction de beaucoup de Français aux événements de janvier et de novembre 2015 : ils ont été quasiment en extase quand François Hollande a déclaré « Nous sommes en guerre ». Avoir un ennemi commun résout tous les problèmes mesquins du quotidien, on peut se dire : « Ils sont barbares, nous on est civilisés ! » Peut-être parce qu’ils n’ont pas encore nos F16 ? On oublie que nos bombes laissent aussi des corps en bouillie, des gens qui pleurent leurs morts et dont la vie est détruite. On estime à 500.000 le nombre de morts en Irak entre 2003 et 2011… Vous donnez des conférences aussi : cela vous permet de créer un autre au public, au monde ? Je ne fais jamais ça en période d’écriture de roman car alors je me sens très fragile, j’ai besoin d’être rassurée, je ne peux pas « jouer les profs » dans ces moments-là. J’ai adoré enseigner mais j’étais heureuse d’arrêter. Quand on est face à un public, on doit être en possession de tous ses moyens. Le point de vue de Lignes de faille , par exemple, était celui de gamins perplexes qui ne comprenaient pas tout du monde autour d’eux. Je ne peux pas écrire ça le jour et adopter le soir une pose de prof. Depuis quelques années je fais aussi des lectures en musique ; mes amis musiciens m’ont appris à être heureuse sur scène et à ne plus avoir le trac. Du coup j’aborde aussi mes conférences plus comme une comédienne que comme une intellectuelle, je joue un rôle et cours moins le risque de me sentir en « imposture ». Le mois dernier est parue la nouvelle La fille poilue aux éditions du Chemin de fer, illustrée par des œuvres de votre compagnon, le peintre suisse Guy Oberson. Ce n’est pas votre première collaboration avec un plasticien ? Non, en effet. Les images préexistent presque toujours au texte. C’était déjà le cas pour Visages de l’aube : j’ai écrit la nouvelle à partir des photos de Valérie Winckler. Pour Démons quotidiens , avec Ralph Petty, ça se passait dans les deux sens, on réagissait chacun à l’actualité. De même dans ce livre avec Guy, les images n’illustrent pas le texte, je les connaissais avant de me mettre à écrire : c’est davantage une convergence heureuse. Il en est allé de même pour nos deux précédentes collaborations, Poser nue et Terrestres. C’est important de ne pas être dans la redondance, que le texte ne dise pas la même chose que l’image. J’ai un côté un peu sarcastique, un humour noir que Guy n’exploite pas dans son travail – une image drôle est souvent une image faible. J’en profite pour écrire des textes désabusés, avec du second degré. Un mot sur votre nouveau roman, Le club des miracles relatifs , qui vient de paraître chez Actes Sud ? Le héros, Varian MacLeod, est un jeune homme introverti, impuissant et obsédé, armé d’un diplôme d’infirmier pharmaceutique. A la recherche de son père disparu, il débarque un beau jour dans le Grand Nord, sur un site d’extraction pétrolière. Loin de s’atténuer, ses problèmes s’aggravent dans l’ambiance à la fois high-tech et béotienne de ce « Klondike » contemporain. Embauché dans un Centre de maintenance respiratoire au cœur des mines, Varian est pris en amitié par deux activistes écologistes. Mais, malgré le plaisir qu’il prend à animer avec eux un club de lecture dans l’infirmerie et à découvrir la poésie russe, il perd peu à peu les pédales…

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