Les Racines élémentaires de Roberto Saviano: «J’avais l’illusion de pouvoir changer les choses à travers la parole»

Je suis toujours vivant ». Dans cette phrase, qui donne le titre à l’autobiographie que publie cette semaine Roberto Saviano, en mode roman graphique, il y a toute la tragédie d’un homme. Condamné à mort, en 2006, par la mafia napolitaine, Saviano ne désarme pas. Ses armes à lui, ce sont les mots. Tant qu’il est vivant, il ne se taira pas, pour reprendre les mots de Peppe Diana, prêtre et activiste assassiné en 1994 pour son engagement anti-mafia. Ce grand entretien est là pour en témoigner. Je ne serais pas devenu qui je suis si… Si je n’étais pas né à Naples. Si je n’avais pas grandi dans une province extrêmement violente. Si je n’avais pas eu l’illusion de changer les choses avec la parole. Naître à Naples en 1979, qu’est-ce que cela implique ? Naître là-bas, cela signifie naître dans un territoire de guerre et de chômage. Dans un espace, aussi, d’une incroyable beauté. Une beauté que l’on pouvait, à l’époque, saisir de façon solitaire, puisqu’il n’y avait pas le même tourisme qu’aujourd’hui. Si tu es né à Naples, tu ne peux pas vivre tranquillement sans la protection de quelqu’un. Moi, j’ai donc vécu comme si j’étais né dans un territoire de guerre. L’alliance de la grande violence et de l’extrême beauté évoque l’atmosphère des tragédies grecques, que vous connaissez bien, comme lecteur… Tout à fait d’accord. En fait, je me suis intéressé à toutes les modalités de la tragédie grecque : l’assassinat des enfants, le destin déjà déterminé… Mais je représente en quelque sorte l’échec de cette tragédie grecque, parce que je ne suis pas encore mort. C’était écrit que je devais mourir. Et si vous voulez, je culpabilise un petit peu parce que je ne suis pas mort. Le fait de ne pas être mort a généré une certaine méfiance envers moi, parce que les gens se disent : « mais comment cela se fait ! Tu ne devais pas mourir ? » Du coup, c’est intéressant d’entendre la référence que vous faites à la tragédie grecque. Parce que le final manque encore. Vous souvenez-vous de l’enfant que vous étiez, et du milieu dans lequel vous avez grandi ? Je suis né dans une famille assez étrange. Avec un père qui vient du sud, une mère qui vient du nord de l’Italie. Une éducation à mi-chemin entre la formation intellectuelle du côté de ma mère, et du côté de mon père, qui était médecin généraliste, une vie de campagne. Mon parcours était du coup partagé un peu entre la route et l’éducation bourgeoise. Les valeurs que j’ai reçues sont liées d’un côté à la confession juive de ma mère. Ce sont des valeurs socialistes. Du côté de mon père, ce sont des valeurs plutôt liées à la vie concrète, la terre, les poules… Je suis partagé entre les valeurs éthiques et celle tournées vers les choses concrètes. Votre grand-père maternel a été prisonnier dans un camp de concentration, révèle votre livre… L’histoire qu’on m’a toujours racontée, à son sujet, c’est qu’il était revenu d’un camp de concentration allemand. Et quand il a retrouvé ma grand-mère, quand il s’est présenté à elle, elle ne l’aurait pas reconnu. Quand elle a compris que c’était lui, elle se serait évanouie. Ma formation a été essentielle, avec mon grand-père, qui était un républicain d’empreinte martinienne. Ses parents avaient combattu pour l’unité de l’Italie. C’est lui qui m’a un peu transmis ce goût pour la narration, pour le récit… mais il m’a aussi transmis la peur de l’autre, la méfiance. Il m’a toujours dit : « tu dois te méfier des autres. Les autres sont un danger. » Alors que du côté de mon père, on avait plutôt tendance à me dire : « essaie de trouver dans l’autre l’amitié, parce que cette amitié peut se traduire en aide, et cela peut se révéler utile pour ton besoin personnel ». J’ai grandi entre ces deux modèles de valeurs. Votre grand-père vous a dit : « tu es comme moi, tu auras toujours des ennuis. » Mon grand-père avait essayé, jeune, de participer à la guerre civile en Espagne. Il était entré dans l’armée italienne très jeune, alors qu’il avait un poste fixe et très stable, à l’arsenal de Gênes. C’était quelqu’un de très inquiet, qui cherchait des aventures. Et je pense que lorsqu’il a été plus âgé, il m’a dit ces mots parce qu’il avait une idée de son expérience, de son vécu. Il voyait en moi cette même inquiétude. Toutes ces aventures lui avaient un peu gâché sa vie. Plus tard, il disait : « si je pouvais, je ne referais pas la même chose. » Je suis très content qu’il n’ait pas assisté à ce qui m’est arrivé. Non seulement il en aurait été chagriné, mais il m’aurait dit aussi : « je te l’avais dit… Il fallait éviter les risques. » Est-ce à dire que dès l’enfance, dès la jeunesse, vous aviez déjà un sens aiguisé de la justice et de l’éthique ? Oui. Mais en fait, je ne conçois pas ce sentiment de justice comme un habit moral sur moi. C’est plutôt un sentiment de gêne, très émotionnel. Le territoire avait tendance à commander, à faire gagner le plus fort, et je ne voulais pas de ça. Je vous donne un exemple. Quand j’avais dix ans, je suis allé un jour avec mon père dans un restaurant bondé. Deux personnes sont arrivées après nous et ont été servies immédiatement. Mon père n’a pas fait de scène. Il a juste manifesté de la gêne, parce que les deux personnes étaient des boss, ce qui les autorisait à être servies avant nous. Mon père n’a pas manifesté de courage. Il n’a rien dit. Mais quand le moment de l’addition est arrivé, les serveurs sont venus nous voir et nous ont dit, sous forme d’excuse pour la gêne occasionnée : « tout est offert par la maison ». Ce type de comportement me dégoûtait. Mon sentiment de justice est issu de l’envie de libérer ma terre de cette logique. A douze ans, un événement grave vous marque à vie. Tandis que vous jouez au Totocalcio avec votre père, un homme se fait tuer sous une voiture, trahi par sa peur, tout cela pratiquement devant vos yeux. Et vous écrivez : « Je me suis alors juré que je ferais tout pour ne jamais avoir peur, ne jamais être une victime. » C’est là qu’a lieu l’éveil de votre conscience ? Regarder les morts, à cette époque, était plutôt une source de curiosité pour moi. La scène était assez particulière. Mon père avait compris, en voyant le déroulement des événements, qu’il s’agissait d’un piège tendu envers un homme. Dès qu’il a compris cela, il m’a tourné vers lui, pour que je ne puisse pas voir. Mais rien ne se passe. Deux personnes se poursuivent. Après avoir tourné dans une ruelle voisine, l’homme poursuivi s’est caché sous une voiture et s’est fait découvrir parce qu’il s’est pissé dessus. C’est cela qui l’a perdu. Le fait d’assister à ce type de scène a développé une certaine curiosité. La curiosité d’un enfant qui sent qu’il devient adulte. Regarder les morts, pour moi, cela signifiait devenir grand. Peu après, toujours au début de votre adolescence, Peppe Diana, auteur d’un manifeste de résistance sur les murs de Casal di Principe, qui écrivait « Je ne me tairai pas », se fait assassiner. C’est un événement fondateur, pour vous ? Oui, et c’est un événement auquel je pense tout le temps. Je ne suis pas encore sorti tout à fait de cette impasse. L’assassinat de Peppe Diana m’a bouleversé. J’ai aujourd’hui 42 ans, et je suis plus âgé que lui au moment de sa mort. C’est un événement qui m’a bouleversé aussi parce que je l’ai vu tué deux fois. Après les balles, il fut tué aussi par la presse locale, qui l’a détruit et diffamé. C’est à peu près ce qui m’arrive aujourd’hui. Depuis quinze ans, on me traite de la même manière. Est-ce là, en 1994, que naît votre désir d’écrire, de devenir écrivain et journaliste, de raconter, de témoigner ? Sûrement. C’est là que ça se passe : l’envie d’être journaliste, mais aussi l’illusion de pouvoir changer les choses à travers la parole. Mais j’ai ruiné mes années les plus belles, sans presque m’apercevoir de ce qui m’arrivait. Quand j’ai commencé ce métier, je l’ai fait avec une ambition beaucoup plus grande que celle de mes collègues écrivains, qui voulaient des prix, qui voulaient vendre beaucoup de copies. Moi, j’ai commencé avec l’illusion de pouvoir changer le monde à travers la parole. Dans ma tête, je me disais que j’aurais le mérite d’être plus grand que les autres écrivains. Je voulais toujours plus. Je voulais un rôle de grand écrivain, qui pouvait changer les choses. Mais à la fin, comme vous pouvez le voir, j’ai payé. Et le prix que je paie aujourd’hui, c’est une grande fermeture de la part de ma ville natale, de la haine, de la méfiance. Et si je me pose la fameuse question : « est-ce que cela en valait la peine ? », la réponse est non. Pourquoi choisir de parler, aujourd’hui, de votre histoire, de votre famille, de votre intimité ? D’abord, parce que je voulais dédommager ma famille pour tout ce qu’ils sont en train de vivre. Ils paient un prix très élevé pour ce que j’ai fait. Ensuite, ce livre je l’ai écrit pour raconter au lecteur tout ce que je vis aujourd’hui. Je voulais laisser une trace de cette vie que je mène. [scald=28838643:sdl_editor_representation]

Votre compte

Les Racines élémentaires de Roberto Saviano: «J’avais l’illusion de pouvoir changer les choses à travers la parole»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Les racines élémentaires

Grand format Les Racines élémentaires de David Hockney: «J’ai toujours su que je devais quitter Bradford»

Grand format Les Racines élémentaires de Stefan Hertmans: «Enfant, j’étais toujours en train de me révolter, de dire non, de faire ce que je voulais»

Grand format Les Racines élémentaires de Bouli Lanners: «J’ai un besoin de ne pas trahir mes ancêtres. C’est viscéral»

Podcast - Les racines élémentaires de Bouli Lanners

Grand format Les Racines élémentaires de Chimamanda Ngozi Adichie: «Mes parents n’ont pas éteint ma lumière. Je suis à l’aise dans le monde, je sais qui je suis»

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Info « Le Soir » Coronavirus: la Belgique va jeter près d’un demi-million de doses de vaccin

Port du masque: ce qui change pour les Belges ce lundi

Le grand amour des Poutine pour Davos

La Russie «doit payer un prix à long terme» pour son invasion de l’Ukraine, selon Joe Biden

Quand les restaurants étoilés doivent s’adapter aux crises

Orages, averses intenses… l’IRM lance une alerte jaune

« Nos collaborateurs sont des empereurs, les clients sont rois »

6 Belges sur 10 sont de plus en plus sensibles à la politique climatique de leur emploi

« Nous donnons de la valeur aux idées et encourageons à les transformer en projets concrets »

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel