Derrière la Poste de Liège, une fondation privée et une offshore

C’est l’un des lieux les plus populaires du cœur de Liège, et pour un motif trivial : le 32 place du Marché abrite la Poste et, surtout, recèle le seul distributeur de billets qui soit à un jet de pierre du Perron liégeois. Ceux qui font la file devant le distributeur et interrogent du regard la façade de l’immeuble s’interrogent parfois sur la mention ancienne « A la Vierge Noire », gravée dans la pierre et qui surmonte l’entrée de la poste, mais les badauds sont peu à savoir que l’immeuble – classé depuis 1942 – est à ce point vaste qu’on peut également y entrer par les rues adjacentes, En Neuvice et rue du Pont. Au total, l’immeuble occupe au total pas moins de 9,4 ares. Cet immeuble appartient depuis 1977 à la famille de Marneffe, qui a ventilé cette propriété selon une clé complexe : 1 % à chacun des trois membres physiques de la famille, 87 % à la société immobilière Foncière De Ladrier SA qu’ils administrent ensemble, et 10 % à un ASBL de protection des monuments et sites, l’ASBL Ladry, qu’ils ont également créée en 1977 – avant de la transformer en Fondation privée Ladry en 2005, lorsque fut adoptée la loi belge sur les fondations privées. La propriété de l’immeuble est donc dans les mains d’une indivision de trois personnes, mais qui agissent simultanément en tant que propriétaires personne physique, administrateurs de société commerciale et administrateurs de fondation privée, celle-ci (tout comme une ASBL) ne pouvant se prêter à des activités lucratives. [scald=1109660:sdl_editor_representation] Bref, un magnifique mélange des genres entre lucratif et non-lucratif. Et le nº32, place du Marché n’est pas le seul bien immeuble liégeois dans ce cas. Il en va de même du nº6 En Feronstrée, qui n’est pas classé mais porte en façade, entre premier et deuxième étage, une pierre gravée mentionnant : « Ici est mort le 7 août 1106 Henry IV empereur » (comprenez Henry IV, empereur du Saint Empire germanique). Pour cet immeuble de commerce, la clé de répartition est de 96 % à la société anonyme, 1 % à la fondation et 1 % à chacun des Marneffe. Pourquoi ces deux immeubles – ainsi que divers terrains, pâtures et une maison localisés à Burdinne, en Hesbaye – se retrouvent-ils dans les Panama Papers ? Parce qu’en décembre 2009 (1), l’ASBL Ladry s’est portée acquéreuse de la totalité des parts – 50.000 parts d’un dollar chacune – d’une société offshore basée à Tortola, aux îles Vierges britannique : la Ladry Limited. Non, ce n’est pas la société commerciale Foncière De Ladrier SA qui s’est payé cette offshore, comme on pourrait s’y attendre, mais l’ASBL, propriétaire notamment de dix pourcents de l’immeuble de la Place du Marché. En novembre 2013, ces 50.000 parts sont passées dans les mains de la Fondation privée Ladry qui succédait à l’ASBL, et en mai 2015, la Fondation privée Ladry (sur base du patrimoine qui figure dans son acte de constitution : l’immeuble de la Place du Marché, l’immeuble de la rue Feronstrée, les terrains de Burdinne) a même demandé et obtenu une augmentation de capital de l’offshore, qui pèse désormais un million de parts d’un dollar chacune. C’est rondelet. Pourquoi une fondation privée, qui ne peut mener d’activités lucratives et ne s’occupe que de protection de patrimoine, a-t-elle acheté une offshore ? Pour acheter aux États-Unis et au Royaume-Uni « des immeubles qui ont une valeur architecturale, ou des terrains qui ont une valeur écologique », nous explique sans ciller Raoul de Marneffe, administrateur, gérant et président du conseil d’administration de la Fondation privée Ladry, par ailleurs administrateur délégué de la Foncière De Ladrier SA. « Il y a notamment un ancien bâtiment qui a un caractère architectural évident, à Columbus, dans l’Ohio : il date de l’entre-deux-guerres, mais c’est un très beau bâtiment. A l’origine, c’était une banque, de style art nouveau. » L’offshore britannique de la fondation privée belge est donc devenue propriétaire en ligne directe de biens immeubles en Ohio et au Royaume-Uni, et ce ne sont pas de petites opérations puisqu’il a fallu augmenter le capital, et que Ladry Limited dispose aux États-Unis d’un représentant qui « s’occupe des opérations immobilières, gérer les relations avec le fisc américain (et) détient la comptabilité nécessaire », nous explique Raoul de Marneffe. Autre indice de l’importance des transactions : l’offshore s’est payée les services d’un avocat américain qui lui a facturé 19.250 dollars ses prestations pour le seul mois de juin 2013. « Les avocats sont chers aux États-Unis… », se borne à commenter Raoul de Marneffe, lui-même juriste. En quoi l’offshore sert-elle l’objet social de la fondation belge ? Car, comme le remarque un spécialiste du SPF Finances auquel nous avons exposé anonymement ce schéma, « avec ce genre de montage vous constituez une chaîne d’hôtels Relais et Châteaux sous couvert d’activités non-lucratives ! » Raoul de Marneffe nous affirme primo, que les investissements étrangers ne rapportent pas (encore) de bénéfice mais plutôt des frais ; secundo, que l’objectif n’est pas de faire remonter des bénéfices vers la fondation belge – qui a pourtant financé la prise de parts dans l’offshore – et que l’offshore « peut très bien conserver d’éventuels bénéfices pour développer ses activités » ; tertio, que la comptabilité de l’offshore reste aux États-Unis et ne remonte pas vers la fondation ; quarto, que la fondation belge n’a pas à savoir ce que fait l’offshore : « Elle n’a pas à s’en mêler, elle a créé l’offshore tout simplement. » Un ange passe. [scald=1109661:sdl_editor_representation] Posons à nouveau la question : en quoi l’offshore sert-elle l’objet social de la fondation belge ? La fondation privée Ladry comporte une clause particulière : en cas de dissolution, le solde éventuellement positif du patrimoine est versé à une autre fondation belge, Je vous supporteray, fondée elle aussi par le trio de Marneffe selon le même schéma que la Fondation Ladry : une ASBL, devenue ensuite fondation privée, et derrière laquelle se trouve cette fois un bijou du patrimoine immobilier belge, le château-forteresse de Fallais, dans la commune de Braives. Non, à notre connaissance le château de Fallais et sa fondation ne sont pas adossés à une autre offshore, bien que le château soit le siège social de la Foncière De Ladrier SA. Mais peut-on au moins espérer que les opérations immobilières américaines de la famille de Marneffe servent en ricochet à financer la remise en état et la maintenance de patrimoine belge ou du château de Fallais ? « Nous y faisons pour l’instant des travaux de toiture qui sont extrêmement coûteux », remarque Raoul de Marneffe. Mais pas de trace d’une remontée de fonds offshore. Nous avons interrogé le SPF Finances sur la régularité de ce genre de montage : une fondation privée, qui échappe à l’impôt des sociétés, est-elle en droit de se doter d’une offshore pour développer des activités immobilières à l’étranger ? Dans le montage même, n’y a-t-il pas « abus fiscal », selon le sens de l’article 344 du Code des impôts sur les revenus, et ne faudrait-il pas la soumettre à l’impôt des sociétés ? Le cas est à ce point unique – donc identifiable – que le SPF Finances s’est refusé à répondre à nos questions par crainte de « porter atteinte au secret professionnel ». C’est légitime. Mais il est tout aussi légitime de poser publiquement une question générale : en Belgique, qui surveille les actes et la comptabilité des fondations privées ? Pour le dire pudiquement, il semble que la contrainte exercée effectivement par les dispositions légales sont... faibles. Restons dans la métaphore immeuble: il semble qu’il existe là une brèche qui mériterait un coup de truelle de la part du législateur. (1) L’opération est peut-être plus ancienne car avant 2009, les parts de cette offshore créée en 1997 étaient anonymes, « au porteur ». Le nom de l’offshore, qui n’a jamais été modifié, laisse penser à une continuité.

Votre compte

Derrière la Poste de Liège, une fondation privée et une offshore

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Norvège: la police enquête sur «un acte terroriste» après la fusillade qui a fait au moins deux morts à Oslo

Pourquoi Ecolo fustige Sammy Mahdi, sur le départ

Joe Biden sur la révocation du droit à l’avortement: «Un triste jour pour la Cour suprême et les Etats-Unis»

Droit à l’avortement: le déclin de l’Amérique

Peut-on tondre sa pelouse le week-end?

Immobilier: voici le prix médian des maisons en Belgique, commune par commune (carte interactive)

Dépliants toutes boîtes : un vrai service à la clientèle

Le contrôle technique d’Eupen se modernise et veut augmenter ses effectifs

Près d'un Belge sur deux veut travailler dans une PME

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel