Bernard Rimé: «Sur la pente d’une vie émotionnellement difficile»

La guerre en Ukraine, dans une région culturellement et géographiquement proche de nous, est tout à la fois une occasion de « communion » avec un peuple opprimé et un vecteur de stress. Quel peut être son impact sur le moral des Belges ? Ces derniers sont-ils encore capables de faire preuve de résilience ou le conflit est-il la goutte qui fera déborder le vase ? Nous avons sondé Bernard Rimé, professeur en psychologie sociale à l’UCLouvain, spécialiste des émotions collectives. Le cerveau humain peut-il résister dans le long terme à une succession de crises inédites comme les attentats, le covid, les inondations et maintenant une guerre à une journée de voiture Bruxelles ? Il est clair que nous vivons une accumulation de sources d’inquiétude, ce qui donne l’impression de perdre le contrôle des choses. Il est tout aussi clair que cela érode gentiment le sentiment de vivre dans un monde stable. Or assurer la contrôlabilité du monde, c’est vraiment une fonction essentielle de l’être humain. Ce qui inquiète aujourd’hui, c’est que cette guerre survient après une longue période de limitation drastique de nos conditions normales de vie (contacts physiques, sociaux, festifs…). Nous avons en réalité été privés de ces ingrédients qui, normalement, assurent notre ancrage dans l’existence, donc notre sentiment de sécurité. Au final, ce cocktail crée des êtres humains fragilisés, moins bien protégés contre les événements du monde, émotionnellement labiles. Vers un scénario catastrophe ? Ça ne signifie pas que nous allons tous faire de grandes crises d’anxiété mais pour la plupart d’entre nous, à l’heure actuelle, nous sommes émotionnellement plus réactifs qu’en temps normal. Par contre, chez les plus fragiles, un seuil peut être franchi, entraînant des demandes de consultation pour de l’anxiété, de la dépression ou un autre mal-être psychologique. Cette crise en Ukraine, c’est un peu la goutte qui peut faire déborder le vase ? Je n’irais pas jusque-là car cela voudrait dire qu’une étape aurait été franchie, nous faisant basculer dans quelque chose de cataclysmique. Mais cette crise nous met tous un peu plus loin sur la pente d’une vie émotionnellement plus difficile. Y a-t-il eu dans le passé des séquences similaires dont on pourrait aujourd’hui tirer des leçons ? Je me réfère toujours aux situations les plus fortes, comme les guerres mondiales. On y voit que malgré des situations extrêmes les populations parviennent à faire face et continuent à s’adapter au quotidien. Bien entendu, ça ne veut pas dire que les gens sont émotionnellement apaisés mais c’est cette capacité de résilience qui a permis à l’humanité de traverser dans son histoire des choses invraisemblables. En fait, l’humanité survit parce qu’elle a cette fantastique capacité de rebondir dans les situations les plus difficiles. Sur ce plan-là, je suis confiant mais ça n’enlève certainement pas le mal-être présent et à venir. Y a-t-il des groupes d’âge plus vulnérables ? Les personnes âgées ayant des souvenirs – racontés par des proches ou vécus en direct – de ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale risquent évidemment d’avoir des réactions émotionnelles plus marquées. Face à une poussée probable des états anxieux chez les plus fragiles, les autorités sanitaires doivent-elles prendre les devants ? Il serait en tout cas bienvenu de prendre toutes les précautions nécessaires pour que l’accessibilité des soins psychologique soit largement facilitée. Des initiatives ont déjà prises dans le cadre du covid mais ce ne serait pas trop d’en rajouter pour le moment. Se couper totalement du flux d’informations anxiogènes qui s’impose naturellement à nous est-il intéressant du point de vie préventif ? Non, dans des situations de crise comme celle-ci, il faut continuer à s’informer. Un être humain doit garder les yeux ouverts et, surtout, doit rester intégré dans l’univers social qui est le sien. Pour rester à flot, il faut notamment être informé de ce qui s’y passe. Donc, s’informer est indispensable mais il faut le faire dans une mesure raisonnable. Il faut connaître l’essentiel mais il faut résister à la tentation de se saturer de mots et d’images face à quelque chose qui ressemble, il faut bien le dire, à un feuilleton dramatique. Il faut pouvoir retourner à l’existence normale, préserver les routines de la vie… Il faut cuisiner, s’occuper de son travail, s’intéresser à ses hobbys, multiplier les sources de distraction… Il faut parler de ce qui nous préoccupe avec nos proches mais il faut aussi savoir passer à autre chose… C’est sans doute d’autant plus important que nous n’avons que peu de prise sur les événements… Effectivement. Par contre, nous pouvons avoir une prise indirecte en soutenant la Croix-Rouge ou une autre ONG. Ou encore en prenant part à des actions de solidarité. Pour celui qui peut le faire, ce levier d’action donne un sentiment d’engagement et contribue à réduire l’anxiété. Sur le plan symbolique c’est un excellent outil de résilience. Quels sont les signaux qui doivent nous alerter par rapport à l’anxiété ? J’identifie deux signaux majeurs. Un, quand on commence à avoir des pensées qui tournent autour de ce problème en dehors des moments où nous sommes devant les écrans ; c’est ce qu’on appelle la rumination. Deux, quand les images vues à la télévision deviennent intrusives, douloureuses, pénibles… Le fait que ces images vous envahissent est un signe que l’angoisse est en train de déborder. A ce moment, il est prudent de prendre distance pour stabiliser son existence, pour essayer de nourrir son quotidien avec des ingrédients positifs. Est-ce la première chose à faire avant de consulter ? On peut effectivement commencer par réagir son côté car chacun a un potentiel de régulation de ses émotions. Mais quand les émotions deviennent difficilement contrôlables, alors il est toujours prudent de consulter. Cette mobilisation générale et spontanée pour la population ukrainienne ça vous étonne ? Non. Je ne peux que me rappeler ce que j’ai vécu quand j’avais 12 ans, j’étais en première secondaire… C’était la révolution hongroise… Je me souviens parfaitement du mouvement de solidarité monumental qui a vu le jour quand les chars sont entrés à Budapest. Les ados que nous étions nourrissaient un sentiment de solidarité extrêmement forte avec les réfugiés hongrois. Il y a des corrélations à faire avec la situation actuelle. En fait, les Ukrainiens sont des Européens, ils nous ressemblent. Et plus l’autre nous ressemble, plus nous sommes capables de nous y identifier. Autrement dit, nous sommes davantage en “communion” avec eux que nous ne l’avons été, par exemple, vis-à-vis des Syriens parce que la distance culturelle est moins grande. De plus, il existe aussi une proximité géographique : nous pourrions aller à Kiev en une journée voiture, ça nous donne un sentiment de rapprochement considérable. Enfin, étant donné les aberrations dont nous sommes les témoins, nous nous rendons compte que le conflit peut facilement s’étendre. Qu’il suffirait de très peu de chose pour embraser le monde…

Votre compte

Bernard Rimé: «Sur la pente d’une vie émotionnellement difficile»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Guerre en Ukraine

Grand format Svetlana Alexievitch, Nobel de littérature: «C’est du fascisme que je vois dans la Russie de Poutine»

Entretien Guerre en Ukraine: «Beaucoup de diplomates russes ne croient pas leur propagande»

Reportage Au-delà de la propagande, cette Russie qui est «à 100% derrière le Kremlin»

Guerre en Ukraine: Scholz et Macron lancent un appel à Poutine

Guerre en Ukraine: l’armée russe confirme la conquête de la localité clé de Lyman

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Le Real Madrid fait chuter Liverpool avec un Courtois héroïque et remporte sa 14e Ligue des champions (0-1, vidéo)

Débordements avant la finale de la ligue des champions: l’UEFA réagit

Festival de Cannes: les frères Dardenne et Lukas Dhont récompensés, la Palme d’Or pour Östlund (vidéo)

Portrait A 93 ans, il a participé à toutes les éditions des 20 km de Bruxelles

Ces conférences qui sèment le trouble à l’université

Vidéo Felice Mazzu à Anderlecht: c’est fait!

Tout savoir sur le pécule de vacances

Plus de 6 travailleurs belges sur 10 se disent capables de trouver un emploi ailleurs assez rapidement

Déclaration d'impôts : 5 erreurs à éviter

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel