Un demi-siècle d’alertes sur les limites planétaires

Un grand désordre règne sous les cieux. Il faut faire une pause et réfléchir. » En ouvrant l’une des premières réunions de ce qui deviendra le Club de Rome en 1968, Aurelio Peccei, le patron d’Olivetti, lance une phrase qui résonne encore aujourd’hui. A la demande de ce gang de puissants, des chercheurs américains produiront, le 2 mars 1972, le livre The limits to growth résumant une étude menée pendant 18 mois sous la direction du physicien Dennis Meadows. Le succès est foudroyant. [scald=28910425:sdl_editor_representation] L’exercice modélise le comportement du système Terre par le prisme de cinq paramètres : la population, la production industrielle, l’alimentation, la pollution et la dégradation des ressources naturelles non renouvelables. Une approche inédite tant par les outils utilisés que par la volonté de réfléchir un système. Alors que le monde connaît une croissance économique soutenue, les conclusions frappent les esprits. La poursuite de la croissance économique et de la population mondiale va causer un dépassement des limites planétaires, notamment la capacité de charge des écosystèmes, avec pour conséquence l’effondrement de la population mondiale et des économies entre 2015 et 2030 selon les indicateurs. Les travaux de Meadows fondent l’écologie moderne. C’est « un des premiers textes prédictifs que rien, quarante ans après, n’infirme », estimait il y a dix ans Gabriel Salerno, professeur à l’université de Lausanne. [scald=28910422:sdl_editor_representation] Les résultats ont été critiqués même si, en 2012, une vérification des calculs n’a montré que de légères divergences par rapport aux observations. « Ces scénarios n’avaient pas vocation à être des prédictions de ce qui allait se passer, nuance Philippe Roman économiste à l’UCLouvain et à l’Ichec, mais des stylisations, des ordres de grandeur de ce qui pourrait se passer si l’on adoptait tel ou tel chemin de développement ». La conclusion, très critiquée aussi, même si Meadows n’a jamais prôné la décroissance. On écornait cependant un totem. On reproche à Meadows et à son équipe de semer le catastrophisme. Vice-président de la Commission, Raymond Barre dénonce un « diagnostic apocalyptique », jugeant malvenu « de vouloir substituer des priorités nouvelles comme la préservation des ressources naturelles aux priorités anciennes – le plein-emploi et l’accroissement des revenus – et de plaider pour une diminution de la croissance en Europe ». Cinquante ans plus tard, ces débats n’ont pas vieilli. Quelques mois après la publication du rapport Meadows, la première crise pétrolière signe la fin des Trente glorieuses. [scald=28910420:sdl_editor_representation] Raison ou tort, les Meadows ? La question n’est peut-être pas là. Il n’y a pas (encore ?) eu d’effondrement total et catastrophique des systèmes, des ressources, des sociétés, constate Tom Bauler, titulaire de la chaire « Environnement & Economie » à l’ULB. Même si certains, comme l’expert du pétrole Mathieu Auzanneau, relèvent par exemple que le pétrole conventionnel a franchi un pic en 2008 et que la production mondiale devrait décliner avant la fin de la décennie 2030. Et que d’autres considèrent que la crise financière de 2008 et la crise du covid sont des signes avant-coureurs de crises plus graves à venir. Situation gravissime « En même temps, poursuit Bauler, il est évident que la situation à plusieurs égards est probablement pire que l’effondrement qui a été pronostiqué. Il y a de nouveaux enjeux qui sont devenus ultra-critiques (climat, biodiversité, cycle azote, pollution plastique…). Nous n’allons pas subir le coup de lapin qu’a configuré le rapport Meadows, mais nous sommes tels des homards profondément assis dans la marmite qui chauffe déjà fortement. Mais du coup, c’est pire parce qu’il est d’autant plus difficile de faire lire les signes à nos sociétés ». [scald=28910424:sdl_editor_representation] Depuis le rapport Meadows, de nombreux travaux ont exploré la question des limites planétaires, souvent sous la forme d’une sorte de « comptabilité » des stocks et des flux. En 2009, des chercheurs du Stockholm resilience institute ont identifié neuf limites déterminant une zone de sécurité pour l’humanité et examiné dans quelle mesure elles sont respectées. A l’époque, trois d’entre elles étaient déjà dépassées. Selon une mise à jour elles seraient désormais cinq : changement climatique, perturbations du cycle du phosphore et de l’azote, érosion de la biodiversité, changement d’utilisation des sols, introduction de nouvelles substances (produits chimiques, plastiques…) dans l’environnement. En fait, dit Bauler, « nous avons déjà dépassé pas mal des “pics” projetés par Meadows, en ce compris quelques-uns que ne soupçonnaient pas trop les Meadows ». Peu de choses ont évolué Face aux limites, ralentir ? Changer ? On s’écharpe autour des notions de croissance, décroissance, croissance « verte », empreinte écologique, économie du « Donut »… De nombreux travaux académiques et un « soupçon de débat entre les écoles ». Mais à quelques rares exceptions, peu de choses ont évolué. « On touche à des conceptions du monde profondément ancrées, tout un imaginaire du progrès ininterrompu, linéaire et bienfaisant », analyse Roman, tandis Bauler parle d’une société « qui prône “l’amélioration” comme principal étalon et juge ». Or, dit-il, « le pouvoir de définition de ce qui est une amélioration ou pas, est détenu par ceux qui savent articuler ou/et qui savent faire taire ; et ce sont plutôt les acteurs économiques qui peuvent faire cela ». [scald=28910421:sdl_editor_representation] L’économie circulaire ? « Elle ne contribuerait pas à freiner les dynamiques de production, et corollairement, de consommation, juge Géraldine Thiry économiste à l’Ichec et à l’UCLouvain. Or, au regard des contraintes, c’est pourtant bien une réduction absolue des volumes produits qui est nécessaire, et cette réduction requiert un ralentissement des transactions ». Que reste-t-il du travail des Meadows ? « Le cœur du message demeure le même, dit Roman : il faut des changements sociétaux profonds et une autre boussole que la croissance du produit intérieur brut. Ne pas infléchir le cours actuel de nos économies et leur recherche toujours effrénée de croissance nous conduit dans le mur, à plus ou moins brève échéance. ».

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