«Des transformations doivent conduire à une société plus sobre en ressources et plus résiliente»

Parlons du contenu du rapport Meadows publié il y a tout juste cinquante ans. L’équipe du MIT a-t-elle tapé juste ou pas ? Les scénarios se sont-ils avérés corrects – surtout le « business as usual » avec ses conséquences sur la population, la croissance, les ressources et la perspective d’un « effondrement » à la moitié du vingt-et-unième siècle ? [scald=28910502:sdl_editor_representation] Philippe Roman (PR) : Difficile de dire si le modèle World3 [la simulation informatique des Meadows, NDLR] qui a donné lieu aux scénarios développés dans le premier rapport Limits to growth « a vu juste »… Ces scénarios n’avaient pas vocation à être des prédictions de ce qui allait se passer, mais des stylisations, des ordres de grandeur de ce qui pourrait se passer si l’on adoptait tel ou tel chemin de développement. Quelques mises à jour plus ou moins récentes convergent pour dire que le message initial doit être maintenu : ne pas infléchir le cours actuel de nos économies et leur recherche toujours effrénée de croissance nous conduit dans le mur, à plus ou moins brève échéance. Les travaux de Turner publiés en 2014 montraient que les données historiques étaient bien alignées avec le scénario business as usual, lequel prévoyait une décélération des gains de bien-être au cours de cette décennie et une chute au cours de la prochaine. Les prévisions d’autres modèles sont peut-être un peu moins brutales en termes d’effondrement que celles du « business as usual » de 1972, mais le cœur du message n’en demeure pas moins le même : il faut des changements sociétaux profonds et une autre boussole que la croissance du produit intérieur brut. [scald=28910560:sdl_editor_representation] Peut-on faire un lien avec les travaux du Stockholm Resilience Center montrant que sur neuf limites planétaires cinq sont déjà dépassées ? PR : Les approches des limites planétaires et de Limits to growth sont très différentes : les limites planétaires s’intéressent à des dynamiques « naturelles » écosystémiques et pointent l’existence de points de basculement à l’échelle planétaire : si on les dépasse, le système s’emballe et cela génère des problèmes potentiellement catastrophiques. L’idée n’est pas initialement de mettre les variables naturelles, socio-démographiques et économiques en relation pour savoir où nous mène une économie en croissance perpétuelle, comme dans World3. Cela dit, il y a quelques similitudes : les deux approches se veulent « systémiques », donc mettant en exergue l’existence de phénomènes non linéaires et de rétroactions. Elles nous mettent en garde face au fait que face à des dynamiques non linéaires, nous ne pouvons pas nous appuyer sur notre vécu récent pour nous reposer sur nos lauriers : notre capacité relative au cours des dernières décennies à maintenir notre production et notre niveau de vie ne devrait pas nous laisser penser que nous en serons aisément capables dans les décennies à venir. Entre « croissantistes », « décroissantistes », et « autrecroissantistes », le débat a-t-il une chance d’être tranché ? PR : Depuis le début des années 1970, le débat a certainement évolué, au moins dans les sphères académiques. Aujourd’hui on trouve toute une palette de positionnements allant du plus « croissantiste » au plus « décroissant ». Les riches travaux académiques sur la décroissance et sur la post-croissance ont définitivement contribué à crédibiliser ces idées, à les raffiner et à en envisager les modalités de mise en œuvre et les conséquences. Il existe par exemple aujourd’hui des modèles macroéconomiques « écologiques » qui tentent de simuler les effets de politiques de non-croissance, voire de décroissance, et qui montrent les conditions dans lesquelles elles seraient viables et désirables. Je dirais qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trancher le débat de la croissance de manière définitive uniquement en apportant de nouveaux chiffres, de nouveaux modèles et de nouveaux concepts. Car on touche à des conceptions du monde profondément ancrées, tout un imaginaire du progrès ininterrompu, linéaire et bienfaisant. [scald=28910561:sdl_editor_representation] Certes le fameux « découplage » entre croissance économique et impacts sur la biosphère ne se produit pas ou marginalement, certes tous les signaux écologiques passent au rouge (voir le dernier rapport du Giec sorti ce lundi, ou encore la quantification récente de notre dépassement de la limite planétaire liée aux nouvelles entités chimiques introduites dans la biosphère), mais celles et ceux qui veulent croire que le progrès technique peut encore nous sauver et que la croissance économique, vectrice de ce progrès technique, est requise, n’en démordent pas et n’en démordront probablement pas même si les chiffres et les modèles « montrent » les limites de plus en plus clairement. Les progrès technologiques et « l’économie circulaire » rendent-ils ce débat obsolète, puisque selon certains ils pourraient permettre la poursuite de la croissance économique tout en revenant dans les limites planétaires ? Une croissance « verte » possible ? Géraldine Thiry (GT) : Non, l’économie circulaire ne rend pas obsolète le problème de l’expansion des flux de matière et des consommations d’énergie. Certes, l’économie circulaire est susceptible à niveau de production donné de réduire les quantités de matières et d’énergie mobilisées, mais sa soutenabilité environnementale est loin d’être acquise. Se pose, par exemple, la question de la taille des boucles du cycle : si celles-ci sont très longues (car les centres de réparation ou de recyclage sont éloignés des centres de production, eux-mêmes éloignés des centres de vente etc.), leur impact en matière de pollution et d’émission de gaz à effet de serre est non négligeable. Outre la taille des boucles, se pose la question de la vitesse des boucles : une économie circulaire dont les flux de matières sont accélérés génère des coûts écologiques importants liés au transport notamment (par exemple : on favorise la seconde main en achetant/vendant des habits qui ont déjà servi mais on ne les garde pas longtemps, et la circulation des biens augmente). [scald=28910562:sdl_editor_representation] Mais plus fondamentalement, elle ne contribuerait pas à freiner les dynamiques de production, et corollairement, de consommation. Or, au regard des contraintes que nous impose le respect de la cible d’un réchauffement à 1.5 Cº, c’est pourtant bien une réduction absolue des volumes produits qui est nécessaire, et cette réduction requiert un ralentissement des transactions. [scald=28910501:sdl_editor_representation] Si on considère que la croissance business as usual ne peut continuer et que la croissance verte est une utopie, le débat se situe-t-il entre la décroissance choisie et la décroissance imposée ? GT : Oui, en partie, mais pas seulement. C’est aussi un débat entre partage juste des richesses et adoption équitable de pratiques de sobriété dans un monde aux ressources limitées, et concentration des richesses dans quelques mains dans une économie moins dynamique, plus instable et de plus en plus rentière. S’il s’agit de modifier substantiellement nos modes de production et de consommation (surtout ceux ayant le plus de moyens), on devrait viser ce que l’économiste britannique Kate Raworth appelle un « espace juste et sûr pour l’humanité », c’est-à-dire un espace où personne n’est laissé hors du chemin en matière sociale (éducation, logement, santé, droits civiques et politiques…) et où l’ensemble des activités humaines ne transgressent pas les frontières planétaires (telles que définie par le Stockholm Resilience Center). Atteindre cet objectif requiert de modifier profondément nos manières de faire et de penser : limiter la place du calcul rationnel dans notre prise de décision et laisser s’épanouir notre nature sociale et empathique ; organiser la production de manière plus régénérative et plus distributive, donc moins inégalitaire (donc au-delà de politiques fiscales progressives, c’est le mode de production qui doit être repensé en amont dans les inégalités qu’il génère) ; et cesser de penser l’économie de manière déconnectée de ce sans quoi, pourtant, elle ne serait pas possible : l’énergie et les ressources naturelles. L’ensemble de ces transformations devraient conduire à une société plus sobre en ressources et plus résiliente. [scald=28910563:sdl_editor_representation] Comment se fait-il que la notion de croissance (économique, PIB) ait la vie si dure, notamment sous l’angle exclusif du PIB ? Idéologie ou facilité de calcul ? GT : Plusieurs raisons expliquent la grande résistance du PIB. La première est de nature géopolitique : la puissance des États sur la scène internationale reste corrélée à la prospérité de leur économie et celle-ci dépend de leur croissance économique (c’est-à-dire la croissance de leur PIB moins l’inflation). Le PIB demeure donc un indicateur de puissance sur la scène internationale. Deuxièmement, dans le système économique tel qu’il fonctionne actuellement, la croissance apparaît toujours comme le garant des hausses de salaires et de pouvoir d’achat, mais semble également accroître les chances de trouver un emploi et de le conserver (on parle de « loi d’Okun »). De plus, la croissance actuellement reste la condition d’équilibre des comptes sociaux. Cette dépendance structurelle du système de sécurité sociale à la croissance est un frein majeur au dépassement du PIB. Une autre raison est d’ordre plus culturel et tient au consumérisme qui caractérise nos sociétés, noyées sous la publicité : outre le fait qu’elle répond à des besoins, la consommation reste un marqueur social important aujourd’hui, et alimente directement la croissance du PIB. Une autre raison qui explique la force du PIB réside dans son grand degré de normalisation et d’institutionnalisation, national et international : la comptabilité nationale (dont le PIB est l’indicateur phare) est fortement normée et standardisée, ce qui rend des comparaisons dans le temps et entre pays très aisées. Enfin, et cette raison est liée à la précédente, le PIB est utilisé non seulement comme outil d’information, mais de manière plus contraignante légalement : c’est au PIB que l’Europe se réfère pour fixer les degrés d’endettement ou de déficit « acceptables », c’est en fonction du PIB que les aides internationales ou européennes sont attribuées, c’est en proportion du PIB que sont exprimées les contributions respectives des États a des organisations supranationales ou intergouvernementales. L’ensemble de ces raisons explique la difficulté à détrôner le PIB, bien au-delà de son association – trompeuse – à la prospérité ou au bien-être d’une nation. [scald=28910559:sdl_editor_representation] Pourquoi les indicateurs complémentaires au PIB ne passent-ils pas la rampe ? GT : Il est vrai que bien qu’ils soient nombreux à avoir été proposés depuis 40 ans, la plupart des indicateurs alternatifs, nouveaux indicateurs de richesse ou de prospérité, sont souvent cantonnés à des usages de nature plus symbolique (par exemple l’Indice de développement humain ou l’Empreinte écologique) ou de communication. Là où les nouveaux indicateurs de prospérité sont portés par des institutions, leur production est informative, mais on peine à en voir un usage politique, à quelques exceptions près (dont le Bhoutan est un célèbre exemple). Les difficultés sont nombreuses, mais celle qui me semble la plus importante est de nature politique : là où le PIB jouit d’une histoire longue, d’un travail de réglementation et de normalisation très avancé, et de ce fait est perçu comme un indicateur objectif et scientifique (alors même qu’il repose sur une série de conventions historiquement et culturellement situées, loin d’être neutres et dont les conséquences se sont avérées très politiques, comme l’absence de reconnaissance du travail domestique, par exemple), les nouveaux indicateurs de richesse sont encore très largement attachés à leurs concepteur·trice·s et à des « combats » qu’ils entendent servir, et ne bénéficient donc pas (encore ?) de cette image de neutralité ou d’objectivité scientifique. Ils sont donc perçus comme des objets politiques, là où le PIB est présenté et vécu comme un outil (faussement) neutre au service de différentes actions/décisions politiques. Outre cette difficulté, le second grand frein est lié à l’hétérogénéité de ces indicateurs : ils sont très nombreux, leur portée est très variable (indicateurs de cible, d’état, indicateurs appliqués à des niveaux micro ou macro), qui couvrent des domaines très divers (le social, l’environnemental, le psychologique…), ont des finalités différentes (outils de conscientisation, outils de contrainte, outils de négociation) et reposent sur des conceptions de la prospérité et/ou de la soutenabilité très différentes. Ces indicateurs manquent d’un récit mobilisateur, un récit qui les mettrait en cohérence. Certes, les Objectifs de développement durable des Nations unies semblent jouir d’une certaine visibilité et présentent en surface une certaine cohérence du fait du consensus international dont ils sont issus, mais à les regarder de plus près, on s’aperçoit rapidement – précisément parce qu’ils sont le fruit d’un consensus – qu’ils sont porteurs d’importantes contradictions. [scald=28910564:sdl_editor_representation] Peut-être la théorie du Donut de l’économiste britannique Kate Raworth, en nous invitant à considérer d’une manière systémique l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et environnementaux, en se fondant sur des principes philosophiques et économiques clairs, est-elle susceptible de faire évoluer le sort des nouveaux indicateurs de richesse, en les plaçant au service d’une vision de ce que serait la prospérité dans un monde post-croissance. De nombreuses expériences de mise en œuvre du Donut ont lieu aujourd’hui, un peu partout dans le monde (et ici à Bruxelles), mais la plupart sont encore trop jeunes pour qu’on en tire de conclusions sur la capacité transformatrice du modèle. Affaire à suivre. Pour autant, ne surestimons pas le pouvoir des indicateurs à transformer les pratiques réelles dont ils sont un reflet. Tant que les acteurs économiques et politiques puissants et influents seront convaincus que l’accroissement de leur surface financière est une finalité indiscutable de leurs actions, l’adoption de nouvelles boussoles collectives ne permettra pas de changer de direction.

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