Guerre en Ukraine: Les faibles voix grises couvertes par la voix unique
Quand la guerre survient, il n’y a plus que du blanc ou du noir. Plus de place pour le gris. Même pas pour le gris clair ou le gris sombre.

Lorsqu’il y a plus d’un siècle, la folie s’empara de l’Europe, celui qui ne criait pas « À Berlin ! », qui ne mettait pas la fleur au fusil de ses gars et ne croyait pas qu’une guerre pût jamais être fraîche et joyeuse était au mieux un dangereux gogo, au pire un traître à lyncher ou à fusiller. En tout cas, quelqu’un qui se retranchait lui-même de la communauté.
J’en veux à Vladimir Poutine, pas seulement parce qu’une vraie guerre vient d’éclater, avec ses destructions de villes, de maisons et d’équipements, avec la mort de civils ukrainiens, et celle de bidasses de Iakoutsk ou de Voronej qui ne savent sans doute pas ce qu’ils sont venus faire là, mais aussi parce que la folie vient de s’emparer de l’Europe. Parce que, en l’espace de quelques jours, ceux qui pensaient gris clair sont désormais accusés de penser noir.
Une pensée condamnée au binarisme
J’en veux à Vladimir Poutine parce qu’ils sont aujourd’hui accusés de penser noir, ceux qui, comme moi, s’interrogeaient hier sur la pertinence de pousser plus loin encore les frontières de l’Otan, une alliance défensive mais qui, en 1999 était passée à l’offensive, achevant sans qu’on ne s’en offusque trop le démantèlement d’un État européen, perspective de démantèlement que l’on combat aujourd’hui à juste titre. Ils sont aujourd’hui accusés de penser noir, ceux qui comme moi avaient jadis œuvré au sein d’Amnesty international pour que soient respectés les droits des Ukrainiens au sein de l’Union soviétique, mais qui hier estimaient que ceux des russophones de l’est de l’Ukraine n’étaient pas moins respectables. Ils sont accusés de penser noir, ceux qui comme moi se sont hier désolés de voir boudés les accords de Minsk, aujourd’hui assassinés.
J’en veux à Vladimir Poutine parce que ceux qui pensent gris clair chez nous sont désormais inaudibles, comme sont mis au pas ceux qui pensent gris sombre à Moscou et Saint-Pétersbourg. Parce que chez nous la communauté, bien mise à mal par des débats sur le covid, trouve aujourd’hui à se reformer, mais autour des armes et des punitions, mais dans la joie mauvaise d’avoir raison, mais dans le cadre d’une pensée désormais et pour longtemps condamnée au binarisme. Parce que ma communauté trouve à se reformer, non pas dans un projet libérateur pour tous, mais dans le retour au monde d’hier.
La censure, un poison
J’en veux à Vladimir Poutine parce qu’il nous est à présent interdit de regarder nos amis – les anciens et les tout nouveaux – avec un regard critique, au moment où celui-ci est bien nécessaire.
J’en veux à Vladimir Poutine parce qu’il vient, en quelques jours, d’inoculer à nos sociétés un poison dont je croyais qu’il n’était plus disponible sur le marché. J’apprends en effet qu’on a interdit la diffusion des médias russes pour qu’ils ne puissent plus « diffuser leurs mensonges, leur propagande et leur désinformation ». N’ayant jamais lu une seule ligne de Russia Today ni écouté une seule seconde de Sputnik, leurs communiqués ne vont certes pas me manquer. Mais je suis saisi d’effroi à l’idée qu’elle est revenue chez moi, la censure pour raison d’État. Terrifié de voir qu’y applaudissent aujourd’hui ceux qui naguère aimaient à citer un Voltaire apocryphe (« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »).
Le poison est là, agissant. Faisons confiance à ceux qui chez eux, à Moscou et Saint-Pétersbourg travaillent à son antidote, en le payant d’un prix élevé. Chez nous, notre responsabilité est aussi d’élaborer cet antidote, dont le prix monte de jour en jour, en faisant entendre les faibles voix grises, couvertes par la voix unique, qui traduit les pensers uniques.
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S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir3 Commentaires
Merci M Klinkenberg. Le bellicisme incantatoire ambiant est insupportable. Votre carte blanche complète adéquatement l'interview récente de M Morin. On connaît les revendications de M Poutine - et à présent sa position de force. Toute poursuite des combats est mortifère. Il faut faire pression sur Zelenky et son gouvernement pour qu'il acceptent de négocier.
La guerre en Ukraine ne doit pas déranger beaucoup de dirigeants européens parce que les propositions pour faire rentrer Poutine chez lui ne font pas vraiment la une des journaux . L'imagination n'est plus au pouvoir malgré l'urgence .
Merci, M. Klinkenberg. Quand nous, M. et Mme tout-le-monde, osons parler ainsi raison, nous sommes en effet accusés de tous les maux. Fascistes ou communistes, extrémistes, conspirationnistes, idiots, salauds. Coupables de ne pas hurler le discours unique avec les loups. Comme naguère ceux qui veulent raisonner sur le changement climatique au lieu de hurler avec les prophètes de malheur. Comme plus récemment ceux qui osent se poser des questions sur la pertinence juridique et morale des mesures liberticides au nom de la santé tyrannique.