«Vous avez de ces mots»: Quand {personne} est quelqu’un

Dans un éditorial publié récemment par votre quotidien favori et traitant de la protection des données personnelles, on pouvait lire ceci : « C’est le rôle des lois, auxquelles personne, fût-elle compétente et de bonne foi, ne peut se soustraire. » Un lecteur attentif me fait remarquer qu’il aurait plutôt écrit : « auxquelles personne, fût-il compétent et de bonne foi ». Avec l’emploi du genre masculin, comme dans « personne n’est parfait ». Y a-t-il erreur sur la personne ? Quelqu’un me dit que l’affaire est moins simple qu’il n’y paraît. Personne, affirmatif ou négatif ? Un billet de cette chronique a déjà évoqué ces mots du français qui possèdent, selon les emplois, un sens positif et un sens négatif. C’est notamment le cas de rien, dans des énoncés comme un rien l’amuse, rien ne l’amuse ; ou aucun, dans d’aucuns pensent le contraire, je n’en veux aucun. Personne présente le même fonctionnement. Il est de sens affirmatif – et peut être remplacé par quiconque ou n’importe qui – dans vous le savez mieux que personne ; de même dans il est parti sans que personne réagisse, où on peut lui substituer quelqu’un. Il est de sens négatif lorsqu’il est accompagné d’une particule de négation : il n’y a personne ; personne ne peut lui résister. Il est alors la forme négative de quelqu’un. Dans les exemples qui précèdent, personne est un pronom nominal indéfini. Il est issu du nom personne, qui remonte au latin persona, avec une intéressante évolution sémantique : le sens initial était “masque d’acteur”, puis “rôle, caractère” et enfin “individu”. Aujourd’hui, personne couvre une large palette d’acceptions, allant de “individu de l’espèce humaine” (près de deux mille personnes manifestaient ; les personnes âgées) à “individu en tant qu’être singulier” (payer de sa personne ; attenter à la personne du président), en passant par des emplois juridiques (personne civile, personne à charge) ou grammaticaux (pronom de la première personne ; roman écrit à la troisième personne). La personne est forte, mais personne n’est fort Qu’en est-il alors du genre de personne ? Lorsque ce mot est un nom, le féminin s’impose, quel que soit le sexe de l’individu concerné : toute personne mérite confiance ; mon père était une belle personne ; il a payé de sa personne. Dans quelques locutions, aujourd’hui vieillies, personne ne désigne que des êtres féminins : une jeune personne “ une jeune fille” ; une personne du sexe féminin “ une femme”. Lorsque personne est un pronom nominal indéfini, le masculin est généralement observé. Que ce soit avec un sens positif : y a-t-il personne d’assez intelligent pour le remettre en place ? Ou avec un sens négatif : personne d’entre eux n’était présent à la cérémonie ; pourquoi personne n’est-il prêt à relever le défi ? Toutefois, dans un style soutenu, on peut trouver des emplois du pronom personne au féminin, lorsque celui-ci signifie “aucune femme” : « Pour Pâris, personne n’était plus belle qu’Hélène » (Dictionnaire de l’Académie française) ; « Personne n’était plus belle que Cléopâtre » (Littré) ; « Personne de ces demoiselles n’est sortie » (Sandfeld, cité par Le bon usage). Cet accord au féminin prolonge un usage validé par Vaugelas dans ses Remarques sur la langue françoise (1647) : « d’une femme, on dira, Je ne vois personne si heureuse que vous ou si heureuse qu’elle ». Il y a là un héritage lointain – et sporadique au 17e siècle – de l’emploi, dans l’ancienne langue, du pronom personne au féminin, même lorsqu’il désignait des individus des deux sexes (Le bon usage, 2016, § 755 H1). Personne et quelqu’un, même combat ? Il est intéressant d’observer ce qui peut se passer avec un autre pronom nominal, quelqu’un. Lorsqu’il désigne un être humain (souvent indéterminé), il s’emploie au masculin, quel que soit le sexe de la personne concernée. On a donc : ma fille est quelqu’un qui n’est jamais fatigué ; la directrice est quelqu’un de sérieux. Certains écrivains ont toutefois recours au féminin singulier quelqu’une lorsque le pronom renvoie à une personne de sexe féminin. Le bon usage (2016, § 758 b 1) en fournit quelques exemples, essentiellement du 20e siècle, dont celui-ci : « Si quelqu’une savait quelque chose d’une autre, […] qu’elle avertisse la Mère Supérieure » (André Chamson, La superbe). La morphologie vient ici bien à point, ce qui n’est pas le cas pour l’épicène personne. Mais il existe aussi des attestations de quelqu’un, désignant une femme, accompagné de formes au féminin. Une fois encore, Le bon usage (ib.) témoigne de son attention à des faits de langue hors norme : « Quelqu’un [= l’impératrice Joséphine] qui en savait autant, qui eut le tort d’en parler mal à propos, malgré son rang en est morte » (Aimée de Coigny, Journal) ; « Cette seule pensée d’épouser quelqu’un que j’ai vue poupée me paraît comique » (Eugène Fromentin, Dominique). Ces citations rappellent celles mentionnées plus haut en lien avec le pronom personne signifiant “aucune femme” (je ne vois personne si heureuse qu’elle). Il s’agit, dans les deux cas, d’une syllepse de genre : le féminin répond à un critère sémantique, plutôt qu’à une règle grammaticale. Y a-t-il là de quoi valider l’énoncé « personne, fût-elle compétente et de bonne foi » cité à l’entame de ce billet ? Pas vraiment : dans ce contexte, le pronominal renvoie clairement à des individus des deux sexes et ne peut signifier “aucune femme”. Mais il ne m’étonnerait pas que cette « nominalisation » de personne, qui entraîne le passage au genre féminin, se retrouve sous d’autres plumes. Vous en doutez ? Voici ce que l’on pouvait lire, le 27 juillet 2016, sur le compte Twitter du journal français La Croix : « La meilleure réponse à l’attentat, c’est de continuer à tisser des liens, pour que personne ne se sente exclue au point de passer à l’acte ». Erreur aujourd’hui, norme de demain ?

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