Attentats de Bruxelles en 2016: «C’est le clair-obscur qui nous ramène à la vie»

Dans un français parfait, elle pèse chacun de ses mots. Prend le temps de trouver le bon, ne cède pas à la facilité, plonge au plus profond. Cette façon de voyager en elle-même, Kristin Verellen, psychothérapeute-constellatrice et accompagnatrice au changement, la partage depuis six ans dans ses cercles de parole et son livre Qui suis-je sans lumière (1). Vous écrivez : « Nous avons le choix. Soit nous entrons dans la spirale descendante d’une violence qui suscite la violence, soit dans la spirale ascendante d’une violence qui libère l’amour. » Vous avez choisi l’amour ? Evidemment. Après la bombe de 2016, agressive, explosive, celle de l’aéroport et du métro, une autre bombe s’est déclenchée : une bombe d’amour. Cet amour-là, il faut parfois des accidents, des crises ou des catastrophes pour s’apercevoir qu’il existe. Alors que j’étais si fragile, si vulnérable, alors que tout ce en quoi je croyais semblait remis en question, les liens que j’avais tissés depuis des années et des années, parfois même avec des gens que je n’avais rencontrés qu’une seule fois, ces liens ont été ma force. Ils m’ont soutenue, portée. J’étais préparée. Seule, oui, mais pas isolée. Ça a eu l’effet d’une catharsis. Le trou noir au fond duquel je me trouvais faisait partie de quelque chose de beaucoup plus grand. [scald=28934584:sdl_editor_representation] Ce sentiment est né durant les premières heures de la disparition de Johan, votre compagnon ? Oui, au cours du premier cercle – on n’appelait pas encore ça un cercle –, dans la nuit du 22 au 23 mars. Des amis m’avaient dit : « Tu peux appeler à tout moment et on arrive. » Je ne demande pas facilement de l’aide, mais là, je l’ai fait. C’est quelque chose que j’ai appris. A l’aube du 23 (pourquoi les mauvaises nouvelles arrivent-elles toujours à l’aube ?), on est venu me dire, littéralement : « Il n’est pas sur la liste des vivants et il n’est pas sur la liste des morts. » On est restés à trois, en silence, et on a recommencé le soir avec ceux et celles qui sillonnaient les hôpitaux à la recherche de Johan. C’est devenu un rituel. Trois jours durant, on a pris un moment pour s’asseoir en cercle avec la famille et les amis. Pour oublier la folie de la journée, reprendre nos esprits. Finalement, c’est l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek qui a confirmé qu’il était parmi les victimes. Ces cercles sont vite devenus un mouvement civique de volontaires, appelé « We have the choice »… Oui, une solution inclusive et ressourçante à l’angoisse, une réponse positive à la polarisation. Après les attentats, la crise migratoire, le réchauffement climatique, la pandémie, voilà maintenant cette guerre qui se déroule très près de chez nous. Il est essentiel de sentir que, sous toutes ces choses négatives, on a le même cœur qui bat, on ressent les mêmes émotions. Plus on se rapproche de cette idée, plus on retrouve le goût de la vie. Le danger aujourd’hui, c’est le climat de méfiance, l’angoisse, le durcissement, la haine et la violence. Pour ne pas tomber là-dedans, il faut plonger en soi-même et ouvrir son cœur aux autres. C’est ce qu’on fait dans les cercles. Comment ça fonctionne ? On peut être six ou 200. Physiquement ou en ligne. C’est un rituel structuré d’une heure et demie où on partage son expérience. Pas dans une discussion formelle où l’un parle et l’autre répond, non. Nous créons un climat où c’est le cœur qui s’exprime. Où l’on s’aperçoit que l’autre, qu’on ne connaît pas, avec ses opinions et sa culture si différentes, dit des choses qui auraient pu sortir de notre bouche. Le cercle de ce 24 mars avec les lecteurs du Soir (voir ci-dessous - NDLR) ne sera pas qu’un moment de commémoration. Le mot « souvenir » venant de « subvenire » (« se présenter, apporter sa présence aux autres »), nous rendrons hommage autant aux victimes qu’aux vivants. Nous partirons d’un vers de Rûmî, un poète perse du XIIIe siècle, qui dit : « Au-delà des idées de bien et de mal, il y a un champ. C’est là que nous nous rencontrons. » [scald=28933960:sdl_editor_representation] Et puis, il y a ce recueil de textes que vous avez écrits en 2016, qui vient d’être traduit en français. Au départ, il ne devait y avoir que les photos de Johan dans ce livre. C’était un photographe passionné, il était sur le point de publier son œuvre artistique et j’ai voulu réaliser son rêve. Mais la maison d’édition voulait aussi ma voix. J’avais des dizaines de poèmes écrits dans les jours, les semaines, les mois après la mort de Johan. La nuit, quand je ne dormais pas, les yeux mi-clos, j’écrivais sur mon GSM, sans réfléchir. Je voulais comprendre, canaliser mes émotions, ne pas oublier, parce que je sais comment les choses peuvent disparaître, les souvenirs devenir vagues, les parfums s’effacer peu à peu. J’hésitais, c’était très intime. Mais j’ai mis mes textes à côté des photos de Johan dans un document Word et… ça collait ! Ils n’avaient pas été créés au même moment, mais justement, ça les sortait de ma petite histoire, ça devenait universel. Sauf que les photos étant tellement lourdes, un jour, le document a explosé. Une fois de plus, c’est un moment de désespoir qui a tout rendu plus clair : la rage que j’ai ressentie quand j’ai tout perdu me prouvait qu’il fallait réaliser ce livre. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? Là, je regarde le jardin et je me souviens qu’il y a six ans, au même endroit, je voyais le printemps arriver, les arbres prêts à fleurir, et je ressentais une telle colère : comment la nature pouvait-elle faire une chose pareille ? Ce spectacle dans le soleil ! Je ne pouvais pas le supporter. Et puis, j’ai vu l’absurdité de ma réaction. Et c’est ce clair-obscur qui m’a ramenée à la vie, de voir que le beau survit aux périodes sombres. Finalement, nous avons toujours le choix. Et quand nous laissons notre cœur choisir, nous rencontrons les autres. Nous sommes moins seuls qu’on ne pense : il suffit d’une, deux, trois étincelles pour allumer un feu. (1) Qui suis-je sans lumière Johan Van Steen (photos) Kristin Verellen (poèmes) Ed. Racine, 166 p., 15 euros Et aussi, en néerlandais : Meer dan ik Kristin Verellen Ed. Lannoo, 208 p., 22,99 euros [scald=28936925:sdl_editor_representation]

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