Présidentielle française: au pied du Canigou, «le pays est une cocotte-minute!»

Comme tous les matins, Gilles boit son café « chez Féfé », au bar « Le Central » de Prades, en feuilletant « L’Indépendant ». Ce jour-là, à la « une », on apprend que « la saucisse catalane a désormais son club et son concours ». Mais même dans ce journal local qui mise sur la proximité, la guerre est partout. On lit que des bus sont partis de Perpignan pour ramener des réfugiés ukrainiens, que des touristes pyrénéens ont eu du mal à rentrer de Russie. [scald=28935364:sdl_editor_representation] Né juste après la deuxième guerre mondiale, en 1946, Gilles n’aurait jamais pensé connaître un jour des bombardements en Europe. « Hitler a commencé comme ça, en envahissant la Pologne », s’inquiète-t-il. Pour ce passionné de politique, la campagne présidentielle a pris une tournure inédite. « Macron va être réélu, maintenant c’est sûr », prédit-il. Avant d’être à la retraite, il tenait une boutique de souvenirs. La vie était plutôt douce, au pied du pic du Canigou, qu’on vénère ici comme la tour Eiffel. Des pistes de ski, des sentiers de randonnée, de l’air pur. « Il n’y avait pas de quoi se plaindre ». Mais un sentiment tout à coup a fait tressaillir ce grand-père : celui d’entrer dans une autre époque, faite de périls et d’incertitudes. « La guerre a surgi après le covid et le réchauffement climatique, qui m’inquiète aussi, sachant que mon fils vit en Polynésie ». Dans ce contexte, Emmanuel Macron rassure cet ancien électeur de gauche. « Aucun autre n’a la carrure. Valérie Pécresse a mis en scène un « shadow cabinet » avec d’anciens ministres de la Défense. C’était pathétique ! », s’étrangle-t-il. « Et ne me parlez pas d’Eric Zemmour ! Dans ces temps difficiles, il y a des gens qui veulent vraiment élire un clone de Donald Trump ? » [scald=28935379:sdl_editor_representation] L’homme des « territoires » A quarante-cinq kilomètres à l’Ouest de Perpignan, la bourgade de 6.000 habitants se dresse encore fièrement, avec son église du XIIe siècle, son prestigieux retable, son festival de cinéma, et ses hommages à Pablo Casals, le célèbre violoncelliste catalan. Mais sa splendeur a un peu fané. Dès 10 heures du matin, on y voit beaucoup de bières sur les tables des bistrots. « Depuis sa nomination à Matignon, l’ancien maire Jean Castex se tient encore au courant de tout ce qui se passe à Prades », assure Emile Claverie, l’un des correspondants locaux de « L’Indépendant ». « Il ne manque jamais de passer au Central quand il revient ». Une manière de garder la connexion avec la « France d’en bas », comme disait avec une certaine condescendance l’un de ses prédécesseurs, Jean-Pierre Raffarin. En le choisissant en 2020 pour succéder à Edouard Philippe, Emmanuel Macron voyait en ce gersois d’origine « l’homme des territoires » susceptible de casser son image de président « Jupiter ». Car à la différence d’un Mitterrand ancré dans la Nièvre, d’un Giscard attaché à l’Auvergne, d’un Chirac et d’un Hollande arrimés à la Corrèze, Macron, jamais élu avant d’accéder à l’Elysée en 2017, n’a pas de « racines » électorales. D’où d’ailleurs l’éternelle question du chef de l’Etat quand il salue un interlocuteur : « Alors, comment tu sens les choses ? » Les saisissants mots en « dé » A Prades, tous ne sont pas dupes. Certains voient en Jean Castex une sorte d’« alibi » pour faire croire au souci de proximité du président Macron. « Qu’il vienne ou pas du terroir, Castex reste un énarque. Tous les dirigeants restent faits du même moule », maugrée en chœur, sous les platanes, un groupe de quatre jeunes couvreurs. Aucun d’entre eux n’ira voter à la présidentielle. La commune tient lieu à l’exécutif de « capteur » du pays profond. Mais les échos qu’elle renvoie sont plus sombres que les cartes postales des paysages. Les mots que décline Elisabeth, une retraitée qui arpente le marché sous le soleil, sont saisissants. Ils commencent tous par « dé » : « désolation », « désenchantement », « désarroi », « déception », « désorientation », « désespoir » et même… « dégoût ». « Ca fait longtemps qu’on vote par défaut, mais là, c’est pire que jamais », dit cette retraitée qui a toujours voté mais envisage cette fois de s’abstenir. Le succès de Zemmour l’a « terrifiée ». L’attitude de Taubira, qu’elle appréciait, l’a « désemparée ». Encore un mot en « dé »… [scald=28935367:sdl_editor_representation] D’autres, beaucoup d’autres, disent ne pas se retrouver dans l’offre électorale des douze candidats. Herman, jeune père commerçant : « Si seulement François Ruffin s’était présenté ! ». Christophe, artiste plasticien retraité : « Je voterai Mélenchon mais je déteste le personnage ». Robin, 36 ans, producteur d’œufs : « Aucun candidat ne propose le Frexit ». Jean-Claude, ancien podologue, 70 ans : « J’aurais voulu un vraie gauche écolo, avec quelqu’un comme le maire de Grenoble Eric Piolle ». Un contact par textos Marie-Christine Charlet s’est installée à Prades en 1972, après un début de carrière en Lorraine. Le cœur de cette ancienne prof d’histoire-géo bat à gauche. Au conseil municipal, où il était élu, son mari Jean-Claude siégeait dans l’opposition à Jean Castex, un homme de droite qui fut le collaborateur de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Mais le couple a appris à apprécier le « courage » de cet homme de terrain qui avait raflé la mairie en 2008 et qui a accepté, sans autre ambition carriériste, dit-elle, de plonger dans « l’enfer de Matignon ». Parfois, ils échangent par textos. « Jean Castex répond toujours ! », apprécie l’enseignante. Pour elle aussi, la guerre a changé la donne de la campagne présidentielle. « Même si c’est sans doute désespéré, Macron a raison de maintenir le contact avec Poutine », estime-t-elle. Comme les sondages le laissent déjà présager, cette posture en surplomb favorisera certainement le chef de l’Etat sortant. « Mais ce n’est pas lui qui a provoqué les circonstances », relève-t-elle. Alors elle s’interroge : voter Anne Hidalgo par fidélité au camp socialiste ou voter Emmanuel Macron dès le premier tour ? Elle hésite. Elle aussi recourt aux mots en « dé » : « Je suis déroutée ». A Prades, comme partout en France, les prix des carburants ont déjà flambé. Qu’arrivera-t-il si le litre d’essence atteint 4 euros après les sanctions économiques contre la Russie ? Marie-Christine Charlet se fait du souci. « La crise des gilets jaunes avait déjà fait ressortir le fait qu’une bonne partie des Français vivent dans la misère. Jusqu’où les gens qui vivent sous le seuil de pauvreté pourront-ils supporter les efforts qu’on leur demande ? ». « Cocotte-minute » Gilbert Anglès a l’accent chantant du pays et le contact chaleureux lorsqu’il nous reçoit au stade de rugby, au milieu des trophées et des photos de celui qui n’était pas encore Premier ministre quand il congratulait les joueurs, qu’il appelle paraît-il tous par leur prénom. Mais quand il compare la France à une « cocotte-minute », on ne rigole plus. « Un jour ça va péter, les gens vont se révolter », prédit le président du club de la JOP, la « Jeunesse olympique pradéenne ». [scald=28935368:sdl_editor_representation] Gilbert Anglès, 59 ans, est un ami de Jean Castex. Il se souviendra toujours, « comme pour le 11 septembre 2001 », du moment où, interloqué, il a appris sa nomination à Matignon. « J’étais en voiture, j’avais les larmes aux yeux », dit-il, l’émotion exacerbée par un verre de Rivesaltes, le muscat local. Il se souvient alors de la glottophobie du microcosme politico-médiatique parisien, ricanant de l’accent et du costume « mal taillé » de l’édile des Pyrénées. « L’important, c’est quand même plus l’action que ces futilités, non ? » Deux ans après la promotion parisienne de son ami, il échange encore lui aussi par texto avec le numéro deux de l’exécutif. Des mots directs que ne pourront jamais remplacer les sondages. Trop de taxes, pas assez de pouvoir d’achat, inquiétude sur les retraites : il « remonte » les humeurs du pays. Au rang des nouvelles inquiétudes : les efforts qui seront demandés aux Français pour soutenir l’Ukraine. « Il faudrait qu’on saisisse l’occasion pour revoir notre dépendance énergétique », dit-il. « L’écologie, c’est bien, mais il faudra peut-être un jour quand même explorer la piste du gaz de schiste ». Le Premier ministre a été chargé par Emmanuel Macron de mettre au point un « plan de résilience socio-économique » pour compenser les effets de l’inflation : « Il en a les capacités », commente son premier supporter. Celui qui se définit comme « centriste » votera Macron dès le premier tour. « Faut en avoir pour discuter avec Poutine », dit-il dans son langage de rugbyman. « Mais comme en sports, les jeux ne sont jamais faits. S’il décroche un cessez-le feu, ça lui sera crédité. Mais si une bombe nous tombe sur la gueule, on dira que c’est la faute à Macron ! ». L’extrême droite, créditée de plus de 30 % dans les sondages, ne semble en revanche pas l’effrayer outre mesure. Perpignan, la grande voisine, est pourtant la plus grande ville à avoir basculé au RN aux dernières municipales de 2020. « Ce n’est pas un vote d’adhésion », veut croire Gilbert Anglès. « Ici, on défend une « catalanité ouverte », plaide-t-il, en vantant le crédo de son club sportif : « apolitique, areligieux, antiraciste ». Et si l’identité nationale a phagocyté les premiers mois de campagne avec le discours totalement décomplexé d’Eric Zemmour et celui, plus policé, de Marine Le Pen, il explique que « la singularité française et son art de vivre millénaire » défendus par Emmanuel Macron dans sa déclaration de candidature, n’est pas forcément signe de fermeture. « Triple peine » Voire ? Dans ces territoires, le sentiment d’abandon n’est pas absent. « Ici, la vue est belle, il n’y a pas de problème de sécurité. Mais il y a parfois le sentiment d’une triple peine », explique Claire Sarda-Vergès, responsable du centre « Europe direct » de Prades. « On est à la fois dans une zone rurale, une zone de montagne et une zone frontalière. Cet éloignement des centres de décision accentue le sentiment de relégation. Ce qui explique que dans certaines communes, le vote extrême puisse atteindre jusqu’à 40 % », dit-elle. [scald=28935369:sdl_editor_representation] Réconcilier les élites et les territoires éloignés, c’est précisément la vocation de cette femme énergique. Car elle est à la fois responsable d’une exploitation arboricole et cheville ouvrière d’un centre de ressources chargé d’expliquer les décisions prises par l’Union européenne. « Quand on me traite d’eurocrate, je parle de ma ferme », plaisante-t-elle. Fille d’un grand avocat, ami de Jacques Delors (elle est d’ailleurs la filleule de l’ancien président de la Commission européenne), elle a grandi à Paris. Mais elle est revenue dès ses vingt ans sur le lieu de ses racines. Elle aussi fait passer des messages au Premier ministre. « Ici, ce qui remonte par exemple, c’est la distorsion de concurrence avec les producteurs de fruits espagnols ». De son point de vue aussi, l’irruption de la guerre a donné un nouveau tour à la campagne. « Tout à coup, on s’est aperçu que l’agriculture et l’autonomie alimentaire, c’était important. Mais la souveraineté était déjà à l’origine au cœur de la Politique agricole commune ! ». Elle non plus ne cache pas son inquiétude quand on évoque l’élection présidentielle. « Si les Guignols existaient encore, ils se régaleraient parce que là, c’est un bêtisier par jour ! ». Sauf que ça ne la fait pas rire. « Macron va se retrouver face à l’extrême droite au deuxième tour. Ce sera un non-choix pour les démocrates. Du coup, on va avoir très vite un troisième tour dans la rue parce qu’il n’y aura pas eu de vrai débat ». Alors que le premier tour du scrutin aura lieu dans un mois, quasiment aucune affiche n’a été collée à Prades. De très rares militants tractent. L’incertitude ici porte moins sur le résultat de l’élection, auquel tout le monde semble déjà résigné, que sur une autre question. Puisque le Président sans doute réélu se choisira un nouveau Premier ministre pour donner un élan à son deuxième quinquennat, Jean Castex redescendra-t-il aux affaires à Prades ? « Chez Féfé », on se tient prêt à lui resservir bientôt son petit café. [scald=28935838:sdl_editor_representation]

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