Quelles sont les causes profondes de cette crise?

Dans les éléments qui provoquent cette hausse vertigineuse des prix des aliments, il y a d’abord le fait que la guerre perturbe les chaînes d’approvisionnement. « Plus de 6 millions de tonnes de blé ukrainien sont actuellement bloquées dans les ports de la mer Noire, sur une production annuelle d’à peu près 32 millions de tonnes », détaille Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et professeur de droit international à l’UCLouvain. Une portion substantielle, donc, de la production de ce pays qui est, selon les années, le 4e ou le 5e producteur mondial de blé. « Mais en réalité », reprend De Schutter, d’autres facteurs sont au moins aussi importants. La hausse considérable des prix de l’énergie est l’un d’entre eux : il y a depuis toujours une corrélation extrêmement forte entre le prix du baril de pétrole et du gaz et celui des boisseaux de blé et de maïs. Car l’agro-industrie est une grosse consommatrice d’énergie. » La fabrication des engrais azotés, dont elle est gourmande, requiert en effet une grande quantité de gaz naturel : la Russie en est d’ailleurs le premier producteur mondial. Idem pour les pesticides. Elle utilise aussi de gros engins agricoles fonctionnant au fuel. Ensuite, les chaînes de transformation industrielle des matières premières agricoles et le transport de ces produits consomment également beaucoup d’énergie. Par ailleurs, « 70 % de la surface agricole européenne servent à produire des aliments pour bétail ou des agrocarburants », ajoute François Grenade (Iles de Paix). « Le monde produit en effet largement assez de calories pour nourrir l’humanité, mais c’est leur usage qui pose question. » Et quand les prix de l’énergie grimpent, la production d’agrocarburants a tendance à augmenter. Les Etats-Unis utilisent déjà énormément de soja, de blé et d’huiles végétales comestibles pour produire ces biocarburants, ce qui entraîne une pression à la hausse sur les prix de ces produits. Autre élément majeur : la spéculation. « L’incertitude concernant la situation géopolitique et l’évolution à venir des coûts de l’énergie induit les grands traders à retarder des ventes, à stocker, dans l’espoir que les prix augmentent », détaille Olivier De Schutter. « Ils parient à la hausse au travers de contrats à terme qui, par exemple, ont augmenté de 40 % en l’espace d’une semaine : du jamais vu ». Le jeu pervers des spéculateurs Après les crises alimentaires de 2008 et 2010, le G20 sous présidence française avait pourtant décidé, avec les agences de l’ONU concernées, de mettre sur pied l’Amis (Agricultural Market Information System) : cette plateforme inter-agences, née en 2011, visait à informer en temps réel les gouvernements sur la qualité des récoltes et le niveau des stocks pour limiter la spéculation. « Il s’agissait de donner aux marchés toutes les informations pour les rassurer et éviter qu’ils paniquent », précise De Schutter. Ce système a permis d’éviter des phénomènes spéculatifs extrêmes. Mais cette crise montre qu’il est imparfait parce que les traders privés de matières premières agricoles, comme Archer Daniels Midland (ADM), Cargill ou le français Louis Dreyfus, n’y contribuent pas. Ils ne communiquent pas à Amis le niveau de leurs stocks dans leurs silos privés. Et c’est un vrai problème parce que cela nourrit la peur de la pénurie. C’est un jeu très pervers. » Et si les stocks sont actuellement bien remplis, de grosses incertitudes planent sur les prochaines récoltes en Ukraine, grand fournisseur, rappelons-le, d’huile de tournesol, de maïs, d’orge, de colza et de blé : la saison des semis de printemps a commencé mais, comme l’explique dans le Financial Times Oleg Ustenko, conseiller économique du président Zelensky, « les régions d’Ukraine les plus productives sur le plan agricole sont soumises à des attaques aériennes et à des bombardements d’artillerie incessants. Il est devenu pratiquement impossible de travailler dans les champs autour de Chernihiv, Poltava, Kharkiv… » « Et selon les autorités régionales, une partie des champs ont été minés ou contiennent des munitions non explosées. Lorsqu’il sera à nouveau possible de labourer et de planter, des opérations de déminage seront indispensables. Si cette guerre n’est pas stoppée immédiatement », conclut-il, « le monde devra faire face à une chute de production globale entre 10 et 50 % des principaux produits agricoles ».

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