Cédric Klapisch à propos de «En corps»: «On n’est pas assez conscient du bonheur quand tout va»

A 60 ans, on est bien obligé de voir qu’on a pris de l’âge », dit en riant Cédric Klapisch quand on lui fait remarquer qu’il a sorti son premier film, Riens du tout, il y a trente ans. De passage à Bruxelles pour parler de son quatorzième long-métrage En corps, voué à son amour de la danse, le réalisateur français travaille en ce moment à la suite de L’auberge espagnole sous la forme d’une série (8 x 52 mn.), Salade grecque, avec Romain Duris qu’il avait révélé dans Le péril jeune en 1994. [scald=28983164:sdl_editor_representation] Quatorze films en trente ans, ce sont autant de rendez-vous qui vous dévoilent ? Oui. En même temps, ce n’est pas complètement mon but. Je crois assez à la phrase de Citizen Kane : « On ne résume pas la vie d’un homme en une phrase. » C’est évolutif, il y a différentes facettes. Je ne me considère pas encore comme vieux, mais comme jeune vieux. Mais oui, il y a une carrière, un chemin. Je vois qu’il y a une expérience de travail, des moments forts dans ce parcours. Là, beaucoup de gens me disent : « Tiens, je ne savais pas que vous aimiez la danse. » Mon envie est de les amener à se dire que c’est ultra beau. J’aime la danse depuis longtemps, c’est même assez fondamental mais cela ne m’était pas apparu à ce point-là jusqu’à présent. Le film sur Aurélie Dupont en 2010 a été constitutif car il m’a donné accès aux coulisses de l’Opéra de Paris, un endroit que je ne connaissais pas et où je suis ensuite beaucoup retourné. C’est grâce à ça que j’ai fait des captations de spectacle. Une porte s’ouvrait. Il y avait une sorte d’évidence que je fasse ça mais, comme toujours dans la vie, il y a des évidences qui en appuient d’autres, qui vous font avancer. Du coup, En corps est étroitement lié à ce documentaire. La danse faisait partie de vos rêves d’enfant ? Ça n’a rien à voir. C’est vraiment un goût parallèle. Enfant, je voulais faire des images et réalisateur y correspondait. À 14, 15 ans, j’allais voir des spectacles de danse, j’ai toujours côtoyé des danseurs, j’ai été cameraman d’une chorégraphe new-yorkaise dont je voyais les répétitions, j’étais copain avec Philippe Decouflé et je l’ai aidé à monter la cérémonie des JO en 92. J’ai donc eu accès à des compagnies. Sur mon chemin, il y a toujours eu la danse à côté. Vous diriez comme le personnage de Muriel Robin : je ne sais pas danser mais j’aime voir les artistes, ceux qui font du beau… C’est vrai que je ne suis pas très bon acteur mais j’aime les acteurs, pas très bon danseur mais j’aime bien les danseurs… La danse est souvent associée à la souffrance. Or, ici, elle tire vers le positif, on n’est pas dans la danse-douleur. Ce qui est drôle, c’est qu’au moment où j’ai écrit le scénario, les gens disaient : « On est dans un tunnel, on ne voit pas la sortie », or j’ai eu l’impression d’avoir traité ce problème dans Deux moi qui met en scène des gens en dépression, qui ont l’impression d’être eux-mêmes dans un tunnel. Bizarrement c’était le confinement avant le confinement. Du coup, je ne pouvais pas retraiter cela. Inconsciemment, dans ce film-ci, j’avais envie de parler de la sortie du tunnel. La danse, l’énergie, l’enthousiasme que ça transmet, c’est clairement une façon de dire « OK, les temps sont durs, mais on peut encore rêver ». A plusieurs moments, des personnages posent un jugement entre danse classique et contemporaine. Quel est votre ressenti par rapport à ces deux approches ? Je vais voir les deux. Avant, je ne voyais jamais de danse classique, mais j’ai appris à aimer. Je dirais que la danse contemporaine est plus facile d’abord car elle parle du monde contemporain, il y a un regard sur l’époque, sur une façon de se comporter aujourd’hui qui est directement intéressant. Mais je ne choisis pas. Mon plaisir est dans tous deux. En tant que cinéaste, quel était votre défi dans ce film ? Garder la danse au cœur du projet tout en racontant une histoire. Une histoire simple, que j’ai allégée par rapport à la première mouture : une danseuse se blesse, croit qu’elle ne pourra plus danser, et on assiste à sa reconstruction. C’est cette simplicité qui permet de laisser de la place à la danse. Je l’ai compris assez tôt, grâce aussi à Santiago Amigorena, coscénariste du film. Et le corps en mouvement ? Déjà, il y a l’acte. On les appelle des acteurs, donc des gens qui font des actes. Les danseurs dansent, font donc des actes, des mouvements liés à la musique. J’aime bien être le spectateur de ça. Le cinéma, c’est l’écriture du mouvement, comment on écrit des histoires avec du mouvement. Il y a donc quelque chose d’essentiel pour le cinéma dans le fait de filmer des mouvements. Le nom de ma société de production, « Ce qui m’émeut », est lié à ce qui m’intéresse : l’émotion et la « motion », le côté moteur. Je suis parti de l’anglais, en fait, « What moves me », c’est plus littéral. Dans le côté étymologique, l’émotion, c’est ce qui fait bouger, le spectateur dans son fauteuil aussi en provoquant des émotions. C’est ce qui m’intéresse dans le cinéma, cette transmission d’énergie. Quand on est danseur, on est évidemment confronté à son corps et à la répétition qui fait que quand ça s’arrête, eh bien on peut recommencer. Comment avez-vous travaillé avec Marion Barbeau, qui est danseuse avec d’être actrice ? Elle n’avait jamais joué avant. J’ai fait un casting de danseuses et elle est sortie du lot car rien qu’en la filmant, quelque chose se dégageait d’elle d’emblée. Elle a à la fois une forte présence et quelque chose d’effacé, de timide. Il y a le décalage entre cette espèce de pudeur et sa souplesse d’acrobate, de quelqu’un qui peut faire des choses que personne ne sait faire. C’est vraiment émouvant. Pour elle, le plus difficile, ce fut la danse ou le texte ? Elle dit que c’est la danse qui l’angoissait le plus. Comme elle ne connaissait pas le jeu, elle disait « bon, je me laisse guider, je fais confiance à Cédric », mais sur la danse, elle ne voulait pas être déçue par sa façon de danser à l’écran. Je suis très content qu’elle soit contente de son niveau de danse, de notre montage. Elle était même assez impressionnée de ce qu’elle faisait. « Il faut parfois en chier », dit Muriel Robin. Vous validez ? Je suis d’accord. La femme que joue Muriel est handicapée, elle parle à une jeune danseuse qui est blessée en lui disant : « T’as eu de la chance jusque-là, tu ne t’en rendais pas compte. » Pour moi, ça a une résonance avec le covid : on ne se rendait pas compte qu’on avait de la chance. Là, avec la guerre en Ukraine, on se rend peut-être compte qu’on a de la chance de ne pas être en guerre. De toute façon, on n’est pas assez conscient du bonheur quand tout va bien. Vous-même « en avez chié » ? Bien sûr. À un moment, j’ai fait une dépression et c’était important pour moi de voir qu’on peut s’en sortir. C’est ce que j’ai envie de communiquer, cette lueur d’espoir, de se dire que tout n’est pas perdu quand il y a un problème. Comment vit-on le fait que ses histoires prennent une résonance plus forte à cause de l’actualité ? C’est étrange et ça rend heureux. Deux moi a plus de résonance aujourd’hui qu’à sa sortie car les gens ont vécu le confinement, il y a eu des dépressions et, du coup, le côté thérapeutique du film touche car le message est que quand on a une dépression, on peut s’en sortir, quand on est seul, on peut espérer rencontrer quelqu’un. J’ai revu récemment Peut-être. Le film, réalisé en 1998, a pris complètement un autre sens. A l’époque, on ne parlait pas du réchauffement climatique, or il est impossible de ne pas voir cette thématique dans ce film aujourd’hui. C’est drôle comme l’évolution du monde amène un sens nouveau alors que je n’ai jamais voulu parler de ça à cette époque. C’est aussi flippant de voir qu’il y a vingt ans, on n’en parlait pas du tout. Qu’avez-vous appris avec « En corps » ? Plein de choses sur le monde de la danse. Qu’il est possible de mélanger danse et cinéma. J’ai surtout pris beaucoup de plaisir à le faire. La danse, pour moi, c’est une métaphore de la vie. C’est des gens très vivants, qui portent quelque chose de la vie, de très enthousiasmant. J’essaie de transmettre le plaisir de regarder ça. En quoi vous émeut le travail du chorégraphe Hofesh Shechter ? Dans la danse contemporaine, il y a plusieurs courants. Lui, c’est l’animal, brut, tribal. Il a quelque chose d’essentiel dans ce qui est humain. Il parle de la mort, de l’énergie, de l’individu seul ou en groupe, il y a des choses qu’on communique avec le mouvement autrement qu’avec un roman ou une histoire. Là, la danse est très souvent non narrative, mais véhicule beaucoup d’idées. Quel artiste vous a le plus amené vers la danse ? Pina Bausch. Elle est loin devant. Chacun de ses spectacles est un transport, au sens littéral. Avec le travail des corps. Avec le Danse Theatre, intermédiaire entre le théâtre et la danse, qu’elle a créé, et qui amène dans des endroits incroyables. Plus récemment, j’ai découvert Akram Khan, Prejlocaj, ou Crystal Pite… Longtemps, ce fut les gens de la scène belge (Anne Teresa De Keersmaeker, Wim Vandekeybus, Alain Platel) dans des styles différents. Ils ont créé un mouvement intéressant.

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