Carta Academica: la dépendance aux drogues est une maladie du cerveau, pas une déficience «morale»
Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : pour affronter les fléaux engendrés par les drogues, commençons par en légaliser la vente et la consommation sous certaines conditions.


La dépendance aux drogues, appelée aussi assuétude ou addiction, est une problématique qui remonte aussi loin que la découverte par l’homme des propriétés euphorisantes et psychotropes du pavot, du chanvre, de la coca, du tabac ou de la fermentation alcoolique. Les problématiques des dépendances non liées à des substances (sexe, jeux vidéo, téléphones portables, médias sociaux, etc.), même si elles sont sous-tendues par les mêmes mécanismes, ne seront pas abordées ici car elles ne sont pas (encore ?) criminalisées. La dépendance aux drogues est définie comme la prise répétée et compulsive (hors de contrôle) de la drogue malgré ses conséquences néfastes. Par cette définition on comprend déjà que toute personne qui boit un verre ou fume de temps à autre une cigarette ou un cigare ou consomme des substances illicites de façon contrôlée ne doit pas être considérée comme dépendante. Ce n’est que quand la consommation de celles-ci devient compulsive et qu’elle a des répercussions négatives aussi bien en termes de santé que d’interactions familiales ou sociales que l’on parle de dépendance. Les risques de dépendance sont différents selon les substances.
En effet, le risque le plus élevé revient à la consommation de nicotine (tabac) : 32 % des personnes qui en consomment seront dépendantes. Suivent les opioïdes (héroïne, anti-douleur de type morphine, fentanyl…) avec 23 % de risque, puis le cannabis chez les adolescents avec 18 % de risque (il est de 9 % chez les adultes), les psychostimulants (cocaïne, amphétamines) avec 17 % de risque et, pour terminer, l’alcool avec 15 % de risque. Nous ne sommes toutefois pas égaux face à ces risques de dépendance. En effet, 40 à 60 % de la vulnérabilité est attribuable à des facteurs génétiques. Les sensations liées à la consommation et la recherche des effets euphorisants des drogues sont hautement génétiques, sans parler de la coexistence éventuelle avec d’autres maladies psychiatriques (anxiété, impulsivité, dépression…) qui influence également le risque individuel. L’autre composante majeure est l’environnement : familial (abus sexuel, consommation des parents ou de la fratrie…), social (agression, stress, pauvreté, précarité…) et affectif (violence, abandon…).
Et cet environnement a lui-même des effets biologiques avérés en modifiant l’expression de certains gènes associés aux risques de dépendance. Ces modifications d’expression, qu’on nomme épigénétiques, ne passent pas par des modifications de nos chromosomes, de nos séquences d’ADN, mais par d’autres mécanismes également transmissibles de génération en génération.
Il est par ailleurs important de souligner que ces risques et les mécanismes qui les sous-tendent se retrouvent également chez les rongeurs : tout comme l’homme, 17 % des rats deviennent dépendants à la cocaïne (1).
Mécanismes de mise en place de la dépendance
Mais mis à part ces facteurs de risque, quels sont les mécanismes cérébraux qui se mettent en place et mènent au phénomène de dépendance ?
La caractéristique commune à toutes les substances évoquées ci-dessus (pas les hallucinogènes ou drogues psychédéliques tels que le LSD, la mescaline, la psilocybine, la kétamine…) est le piratage d’un système cérébral vital : le système de la récompense, qui existe chez tous les animaux, de la mouche aux mammifères dont l’homme. Ce système de la récompense est à la base de l’apprentissage. Pensons aux récompenses positives (encouragements…) ou négatives (punitions) dont nous avons bénéficié durant nos apprentissages, au même titre que celles qu’on délivre à un chien ou un cheval pour les dresser. Ce système de la récompense sous-tend aussi des besoins élémentaires, comme le fait de nous nourrir, de nous reproduire, de boire ou simplement d’interagir avec nos semblables, interactions tout aussi vitales pour les animaux sociaux que nous sommes.
Comment fonctionne ce système ?
Dans notre cerveau, il y a plusieurs types de neurones qui se distinguent par les molécules qu’ils libèrent pour communiquer entre eux : les neurotransmetteurs. Le neurotransmetteur-clé ici est la dopamine qui concerne moins de 0,001 % de nos neurones, soit 500.000 neurones. Contrairement à ce que l’on entend ou lit trop souvent, la dopamine n’est pas le neurotransmetteur du plaisir. La dopamine est libérée pour renforcer un comportement ou faciliter le mouvement. Ce sont ces neurones qui disparaissent dans la maladie de Parkinson avec les conséquences motrices que tout le monde connaît.
Ce que font les drogues, c’est augmenter artificiellement la concentration de dopamine dans le circuit de la récompense, ce qui est interprété par notre cerveau comme un comportement à renforcer, soit reprendre de la drogue. La plupart des effets euphorisants, variables selon les drogues, passent par d’autres circuits que celui de la dopamine. Ces effets euphorisants entraînent également le désir de renouveler l’expérience au début de la mise en place de la dépendance. Heureusement, une seule prise ne suffit pas à déclencher le phénomène de dépendance ; c’est la répétition des prises qui va modifier notre cerveau (on parle de neuro-adaptation) de façon durable et qui fera que certain·es rentreront dans la spirale de la dépendance avec une consommation répétée et compulsive malgré les effets néfastes.
Pourquoi les rechutes sont fréquentes
Le risque de rechutes est un autre élément important de cette maladie. En effet, nous connaissons tou.tes des gens qui ont arrêté de boire ou de fumer – pour ne prendre que des drogues licites – et qui, malgré tous leurs efforts, finissent par recommencer. Pour comprendre ce phénomène, il faut savoir que la région du cerveau (le striatum) qui contient la composante principale du circuit de la récompense est aussi celle qui nous permet d’apprendre à nager, à rouler à vélo, à écrire, à pratiquer un sport… Quand ces apprentissages sont acquis, ils le sont durablement et deviennent des habitudes : on parle de mémoire procédurale. C’est cette mémorisation durable qui explique l’aspect chronique des dépendances et les risques de rechutes. De plus, des facteurs environnementaux comme le stress ou le contexte dans lequel la drogue était consommée (la fameuse cigarette après le repas ou avec le café du matin), ce qu’on appelle le contexte mnésique, augmentent ces risques de rechutes. Et, bien évidemment, il y a aussi la tentative par une nouvelle prise de diminuer les effets négatifs du manque induits par la neuro-adaptation décrite plus haut. La distinction entre dépendance physique et psychologique n’est dès lors pas valide, c’est la même chose.
Volonté et libre arbitre vraiment ?
La dépendance est donc à la fois le passage de la prise récréative de drogues à la prise compulsive et les risques de rechutes après des périodes d’abstinence. Ce passage ne concerne qu’un certain pourcentage parmi nous (cf. supra). À travers ces explications très simplifiées, et donc incomplètes, on comprend que la dépendance aux drogues pour celles et ceux qui auront à en souffrir est un dysfonctionnement du cerveau et donc une maladie psychiatrique et nullement une déficience « morale ».
On peut évidemment arguer que les premières prises de drogues sont affaires de choix individuels, mais qui peut prétendre avoir toujours fait les bons choix ? Qui peut prétendre ne pas avoir cédé à la pression d’un groupe pour boire de l’alcool ou fumer une cigarette, puis deux, puis trois, puis… Sans parler de vouloir échapper à une réalité trop pénible ou simplement se détendre après une journée de travail stressante. Peut-on, par exemple, reprocher aux soldats de la guerre du Vietnam d’avoir voulu échapper à la sinistre réalité de cette guerre par la consommation d’opioïdes, facilement accessibles dans cette partie du globe ? Qui peut prétendre connaître ses facteurs de risques ? Il est intéressant de noter que, parmi les soldats américains qui étaient dépendants pendant la guerre au Vietnam, certains ont réussi à arrêter en revenant au pays grâce à un contexte mnésique très différent. Mais, passé ces prises répétées initiales, que certains qualifieront de faute morale par idéologie ou aveuglement, se met en place une vraie maladie pour certain.es, qui n’est pas affaire de volonté. Prétendre le contraire reviendrait à dire qu’on peut traiter le sida, le diabète, la grippe ou encore la dépression par la volonté.
De l’impact de l’addiction
En termes de santé publique, plus de 15 millions de personnes souffrent de dépendances aux drogues en Europe pour un coût global annuel de plus de 65 milliards d’euros (2). Dans le monde, les conséquences directes et indirectes de la dépendance aux drogues constituent la cinquième cause de décès (11,8 millions de mort) soit plus que le cancer (3). On peut donc s’étonner que devant un problème de santé publique d’une telle importance avec des origines physiopathologiques clairement établies, la principale réponse des responsables politiques dans le monde soit la voie répressive et la fameuse guerre contre la drogue illicite. Pourtant, un rapport de l’ONU datant de 2016 (plus de 6 ans !) a clairement fait le constat d’échec de cette approche dont le coût annuel est de plus de 1.000 milliards de $ par an. Ce rapport prône plutôt des approches préventives et des réponses judiciaires proportionnées. Comment expliquer un tel aveuglement sachant par ailleurs que ces approches répressives n’empêchent en rien l’achat et la vente de drogues, permettant aux consommateurs de continuer à s’en procurer aisément tout en permettant aux narcotrafiquants de continuer à faire des profits de plus de 300 milliards de dollars par an ? Enfin, les États ne passent pas de la parole aux actes en ne mettant pas en œuvre les moyens juridiques nécessaires pour juguler les mafias qui s’enrichissent sans discontinuer de ces trafics, comme l’ont rappelé récemment deux magistrats de premier plan en Belgique. (4)
De la nécessité d’un changement de paradigme
N’est-il pas temps de changer radicalement de paradigme et de prendre le mal à la racine en prenant des décisions courageuses et efficaces, en commençant par augmenter massivement les outils de prévention dans nos écoles ? En effet combien d’enfants ou d’adolescents savent que le cannabis (abondamment disponible et consommé de plus en plus tôt) présente plus de risques de dépendances à leur âge que la cocaïne ou l’alcool ? Quels adolescents savent que le cannabis met beaucoup plus de temps à être évacué que l’alcool du cerveau et qu’entre-temps il altère la partie de leur cerveau qui est importante dans la prise de décision en favorisant les mauvaises prises de décisions ? Ou que la prise de cannabis augmente substantiellement les risques de psychoses à l’adolescence ?
D’autre part, arrêtons de penser que les personnes dépendantes aux drogues illégales doivent atterrir en prison plutôt que dans des centres de désintoxication et de soins, beaucoup trop rares et sous-financés, ou dans des hôpitaux psychiatriques pour certain.es. Sans compter que le milieu carcéral est très propice à la diffusion et à la prise de drogues, y compris les anxiolytiques (eux aussi sources de dépendances), pour échapper à la réalité carcérale. Et enfin, la décision politique la plus sensible est la légalisation (de façon contrôlée évidemment). Beaucoup pensent que cela générerait le fameux « appel d’air » et augmenterait de facto la consommation, mais les données quantitatives (cf. supra) montrent que les drogues illicites n’occasionnent pas plus de risque de dépendance que les drogues licites. D’autre part, la légalisation du cannabis aux Pays-Bas n’entraîne pas une augmentation de consommation : au contraire, si on compare à la France. De plus, cette légalisation a diminué la criminalité associée au cannabis. La légalisation permettrait le contrôle de la qualité des substances, la façon dont elles seraient consommées (salle de shoot) et permettrait un suivi psychiatrique dès le début, diminuant ainsi les risques sanitaires, sociaux et de décès. Enfin, la légalisation supprimerait les bénéfices et les violences associées au trafic qui fait aussi de très nombreux morts. Quels décideurs auront le courage de renverser l’idéologie dominante contredite par les faits, dans la gestion de la dépendance aux drogues ? Malheureusement c’est un sale temps pour la réalité factuelle : COP 26 vs dernier rapport du Giec, politique fiscale vs explosion des inégalités…
PS : Une excellente émission sur France Culture sur le sujet a été diffusée (13 au 17 mars 2022 après la rédaction de cette chronique).
Toutes les chroniques de *
[1] Deroche-Gamonet V et al., Evidence for addiction-like behavior in the rat. Science 2004 ; 305 : 1014-17.
[2] Roth GA, et al. Global, regional, and national age-sex-specific mortality for 282 causes of death in 195 countries and territories, 1980 – 2017 : a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2017. Lancet. 2018 ; 392 : 1736 – 88.
[3] Gustavson A et al. Cost of disorders of the brain in Europe 2010. Eur Neuropsychopharmacol 2011 ; 21 : 718-79.
[4] Voir aussi Michel Claise, Crime d’initiés, Genèse Edition.
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S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir4 Commentaires
Je lis bien qu'il puisse y avoir des arguments en faveur d'une certaine légalisation, mais pourquoi l'argument, endémique dans ces propos, de la légalisation dans certains pays n'est-il jamais étayé des chiffres de la consommation qui y est réellement faite, ni du développement à l'abri du regard des forces de l'ordre de pratiques non-légalisées par ces braves commerçants de la beu légale, ni des montants que ces narco-traffics contribuent au PIB, etc? Ne pas oublier qu'une vision microscopique, pour scientifique qu'elle soit ne permet pas nécessairement d'atteindre une conclusion macroscopique, et que sa publication peut donner du poids à des points-de-vue pas nécessairement bien intentionnés. Ceci dit, je suis évidemment d'accord que les toxicomanes trouvent à être soignés.
Dans la prochaine version du DSM on nous dira sans doute que dépendre des drogues n'est bien sûr pas une déficience morale, mais que ce n'est pas non plus une maladie. Ce sera donc considéré comme "normal" et simplement comme une "différence" de plus. A chaque édition, une série de choses qui étaient jusque-là considérées comme des maladies ou des déviances deviennent "normales". Comme dans toute société en décadence. Mais tout cela n'enlève rien à la qualité de cet excellent article, malheureusement pollué par l'usage de l'inutile point médian.
"Les problématiques des dépendances non liées à des substances (sexe, jeux vidéo, téléphones portables, médias sociaux, etc.), même si elles sont sous-tendues par les mêmes mécanismes, ne seront pas abordées ici car elles ne sont pas (encore ?) criminalisées." ----- Ben si, en fait. En France ou en Suède, le recours à la prostitution (un des aspects de la dépendance au sexe) est criminalisé.
Excellent article à la fois tout en retenue et direct.