«Variations»: Les calculs risqués d’Emmanuel Macron

En tant que spectacle, c’est passionnant. Mais en tant que procédure servant à désigner un chef d’Etat doté de pouvoirs qui deviennent écrasants s’il gagne aussi le scrutin législatif, l’élection présidentielle française donne le vertige. A force de sondages qui paraissent annoncer, progressivement, un résultat auquel on finit par s’habituer, on ne mesure plus en quoi cette procédure de désignation est risquée. Mais le cru 2022 pousse à prendre de la distance : peut-on parer de toutes les vertus un mode de scrutin qui pourrait déboucher, le 24 avril prochain, sur l’élection de Marine Le Pen à la présidence de la République, elle qui a longtemps été cataloguée d’extrême droite ? On répondra sans doute qu’après tout, le peuple est souverain, et que rien ne le force à aller dans cette direction. C’est exact. Mais, quelle qu’elle soit, la volonté populaire qui sort des urnes apparaît de plus en plus comme le résultat des stratégies mises en place par les candidats et sur lesquelles l’électorat n’a pas de prise. Les électeurs répondent librement, mais ils ne choisissent pas la manière dont la question est posée. Des réformes (très) prudentes De longue date, Emmanuel Macron a jugé qu’il n’avait rien à craindre sur sa gauche. Le Parti socialiste est devenu inaudible, l’écologie n’est pas un bon thème pour une présidentielle, l’image de Jean-Luc Mélenchon est abîmée par certains de ses excès et les autres candidats de gauche incarnent des courants marginaux. De plus, cette année, à la différence de 2017, les Verts et le Parti communiste présentent chacun leur candidat, de sorte que Macron était persuadé que la fragmentation de la gauche empêcherait celle-ci d’être présente au second tour. Il a donc poursuivi son entreprise de fracturation de la droite, en profitant de l’irruption d’Eric Zemmour dans le champ politique pour accélérer le mouvement.[scald=28998976:sdl_editor_representation] Puisque la droite bourgeoise, conservatrice, traditionnelle, pouvait trouver en Zemmour un relais pour ses aspirations (alors que Marine Le Pen lui a toujours semblé peu fiable, en particulier au plan économique et européen), il suffisait à Macron de multiplier les signaux en direction de l’électorat de droite modérée pour le capter et fragiliser encore davantage le parti des Républicains. Et comme c’est de surcroît sa pente naturelle, Macron a mis à son programme le report de l’âge de la retraite à 65 ans, l’obligation de prester de 15 à 20 heures d’activité par semaine pour obtenir l’allocation de survie (RSA), des mesures fiscales favorables aux plus aisés, de nouvelles mesures pour « inciter » les chômeurs à accepter un emploi… Et, parallèlement, il a contourné les réformes sociétales qu’il jugeait rédhibitoires pour les électeurs de droite. Il s’est opposé à la légalisation du cannabis et a renvoyé la question de l’euthanasie à une convention citoyenne ad hoc, alors qu’il est personnellement favorable à sa dépénalisation. Même s’il a aussi annoncé des mesures sociales, le président-candidat a dangereusement dégarni le flanc gauche de son programme. Rien ou presque en matière environnementale, sinon un accent mis sur le nucléaire qui, couplé avec ses excès de prudence au plan sociétal, risque de lui aliéner au second tour l’électorat jeune et écologiste, qui avait contribué à sa victoire en 2017. Un peu trop de hauteur Par ailleurs, il s’est sans doute cru assuré de capter l’électorat social-démocrate, lui qui a dépensé jusqu’à plus soif, « quoi qu’il en coûte », pour protéger les Français pendant la crise sanitaire. Sans comprendre que l’aide venant de l’Etat est perçue comme un dû, en France, et que ceux qui gèrent les pouvoirs publics ne sont pas crédités de leur générosité. De même, il a dû se sentir conforté par ses résultats macro-économiques, comme le recul prononcé du chômage ou encore l’augmentation globale du pouvoir d’achat (1,6 % en moyenne pendant son quinquennat). Sans comprendre, là encore, qu’une statistique ne veut rien dire. Les plus pauvres, eux, ont vu leur pouvoir d’achat diminuer, et pour toutes les catégories sociales modestes, le renchérissement des prix du logement, de l’énergie et des carburants suffit à rendre la vie plus difficile et l’avenir angoissant. Diminuer le prix de l’essence à la pompe de 18 centimes par litre, comme c’est le cas depuis quelques jours, ou verser des chèques énergie ou des primes inflation, comme l’a fait le gouvernement, n’y change rien : au seuil d’un nouveau quinquennat, les citoyens inquiets attendent des solutions durables, un changement des règles de fixation des prix, de quoi espérer et non pas de quoi tenir.[scald=28998975:sdl_editor_representation] Emmanuel Macron n’a pas pris la peine de faire campagne, et il ne s’est pas forcé à répondre aux préoccupations quotidiennes des Français, parce qu’il était persuadé de battre Marine Le Pen sur le critère de la présidentialité, de la crédibilité. Alors que, dès le début du mois d’octobre (où l’on a vu revenir des gilets jaunes sur les ronds-points), les citoyens demandaient du concret, des hausses de revenu, des lits d’hôpitaux, des services publics de proximité, de la reconnaissance pour les métiers pénibles, Macron a préféré prendre de la hauteur et snober le peuple. Sans mesurer le fait que Marine Le Pen, elle, allait au contact et labourait la question du pouvoir d’achat, de la retraite à 60 ans et des aides financières en tout genre. Et sans tenir compte du fait que ces thèmes étaient repris et donc confortés par Jean-Luc Mélenchon, de sorte que des reports de voix deviennent possibles, au second tour, au sein de ce bloc populaire pour qui Macron reste le président des riches. Un front républicain en défaut ? Quant au front républicain qui devrait, au second tour, faire barrage à Marine Le Pen comme en 2017, il pourrait faire défaut. Emmanuel Macron a déjà recommencé à diaboliser l’extrême droite, mais Marine Le Pen s’est adoucie, recentrée, et elle ne fait plus peur. Et les partis sont tellement décrédibilisés que même s’ils appelaient à voter contre elle, ils pourraient être inaudibles. Agiter le spectre de l’extrême droite pourrait ne pas suffire à faire glisser des voix de gauche ou de droite vers Macron en nombre suffisant : il est possible que l’abstention l’emporte sur le sursaut républicain parce que l’alternative posée, Marine Le Pen ou cinq ans de plus avec Macron, paraîtrait désespérante pour de nombreux électeurs. Bien entendu, Emmanuel Macron garde de fortes chances d’être élu au second tour. Mais alors qu’il avait tout pour être dans un fauteuil, il s’est façonné un siège éjectable.[scald=28998977:sdl_editor_representation]

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