Paul De Grauwe: «L’indexation n’est pas, aujourd’hui, un danger»

Paul De Grauwe, professeur émérite à la KULeuven et ancien sénateur (Open VLD), enseigne aujourd’hui à la London School of Economics. Il a lu avec attention la carte blanche des six économistes. Il ne l’aurait pas cosignée, nous confie-t-il. Ne pas répéter les erreurs des années 70, nous disent les signataires de la carte blanche. Quelle est votre réaction à leurs propositions ? Leur proposition clef, c’est de suspendre ou limiter l’indexation. Il y a certes d’autres éléments, avec lesquels je suis en accord, comme des transferts en faveur des personnes à faibles revenus, qu’il faudrait financer en taxant les plus aisés. Politiquement, ce ne serait pas facile, mais je n’y vois aucun problème. En revanche, je ne vois pas de raison, pour le moment, de suspendre ou limiter l’indexation. Il y a certes un risque de voir s’enclencher une spirale prix-salaires – et plus rapidement en Belgique puisque l’indexation est automatique. Mais chez nos voisins, quand les travailleurs vont se mettre autour de la table avec les employeurs, ils vont également réclamer des hausses de salaires afin de protéger leur pouvoir d’achat. De sorte que, s’il y a une perte de compétitivité pour la Belgique, elle sera temporaire. N’empêche : l’expérience des années 70 ne doit-elle pas être considérée comme une sévère mise en garde ? La situation n’est pas la même. On peut pointer plusieurs différences significatives. Un : l’inflation était nettement élevée, dépassant les 10 %. Deux : le chômage a touché jusqu’à 14 % de la population active ; il est moitié moindre aujourd’hui et il y a même des pénuries dans certains secteurs. Trois : l’intensité énergétique du PIB a baissé par rapport aux années 70 ; on a donc besoin de moins de pétrole pour produire une unité de PIB. Autrement dit : s’il faut en effet s’attendre à une perte collective de pouvoir d’achat, elle sera moindre qu’à l’époque. Quatre : les déficits publics étaient alors nettement plus élevés, de même que les taux d’intérêt. Au début des années 80, on s’est ainsi trouvé confronté à une dynamique explosive des finances publiques – l’effet boule-de-neige – et l’austérité budgétaire a été nécessaire pour stabiliser le taux d’endettement public. Aujourd’hui, les déficits publics sont nettement plus faibles, ayant baissé par rapport à leurs niveaux de 2020 – et le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance nominale ; de sorte que le ratio d’endettement tend automatiquement à diminuer. Cinq : la part des salaires dans le PIB est moindre ; dans les années 70, on frôlait les 70 % ; on est aujourd’hui aux alentours de 60-62 %. Cette hausse de la part des profits et des revenus du capital s’explique, au moins en partie, par un degré de concentration plus grande et donc un pouvoir de marché plus important que les entreprises peuvent exploiter. Il reste vrai que la poussée inflationniste actuelle, nourrie par une flambée des prix de l’énergie que nous importons, provoque un appauvrissement global de notre économie. Et qu’il faudra partager le fardeau… C’est tout à fait correct. Mais on peut demander aujourd’hui un effort plus important aux détenteurs de capitaux. Pourtant, les signataires de la carte blanche affirment, comme s’il s’agissait d’un dogme, que ce sont les travailleurs qui doivent en payer le prix. S’ils disent qu’il ne faut pas répéter les erreurs du passé, je réponds qu’il ne faut pas appliquer les mêmes remèdes.

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